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lans pareils à ceux d’un bastion, ni le couronnement crénelé, ni la terrasse plate sur laquelle deux pierres, posées transversalement, faisaient assez l’effet de deux mortiers. Les flancs de cette masse de roc avaient été de toutes parts creusés et traversés par la lame. On y voyait de larges ouvertures, pareilles à celles des grottes souterraines que l’on aperçoit parfois dans les montagnes ; des arcades arrondies ou effilées en ogive, comme celles d’une vieille église ; des pilastres lourds et massifs, comme ceux du style byzantin. La couleur de ce rocher ajoutait encore à l’étrangeté de son aspect ; ses nuances primitives avaient été complètement dénaturées par l’eau de mer. Aussi haut que la vague pouvait monter, on ne voyait qu’une surface raboteuse revêtue d’une couleur verdâtre, et au-dessus un granit jaune comme de l’ocre. Sur toute la terrasse de ce rocher et sur toutes les aspérités saillantes de ses angles, nous apercevions une innombrable quantité de points blancs pareils à des boules de neige : c’étaient autant d’oiseaux de mer qu’un coup de fusil arracha tout à coup à leur bienheureux far niente, qui s’élevèrent dans l’air comme un nuage, et s’enfuirent en poussant des cris rauques et tristes comme le bruit de la raffale que l’on entend parfois gronder sur les mers.

Un peu plus loin, on apercevait une montagne élevée et toute nue, dont un large bandeau de brume cachait la sommité[1]. À partir de cette montagne, la terre s’incline graduellement comme une dune, et forme une longue plaine ondoyante dont la pointe septentrionale semble s’abaisser jusqu’au niveau de la mer. Tandis que quelques-uns de nos compagnons s’en allaient, ceux-ci avec leurs crayons, ceux-là avec leur baromètre ou leur fusil, du côté de la montagne, je me dirigeai vers le nord avec M. Gaimard et M. Biard. À peine avions-nous posé le pied sur la grève, que nous fûmes arrêtés par un torrent, puis par une fondrière, et un peu plus loin par des masses de neige qui avaient déjà acquis la consistance du glacier. Une fois parvenus au milieu de la plaine, nous ne vîmes plus autour de nous qu’une terre grisâtre et sablonneuse, pareille à celle qu’on voit apparaître au bord des côtes quand la marée se retire ; çà et là, on distinguait une flaque d’eau sombre et silencieuse, une bande de neige dont les contours commençaient à fondre, et pas une fleur, pas une plante, si ce n’est quelque frêle renoncule qui penchait languissamment sur le sol son bouton doré, quelque racine de mousse de renne ou une tige étiolée de cochléaria. À l’horizon, le regard n’apercevait qu’une mer rembrunie, coupée çà et là par l’écume de la houle ; sur notre tête s’étendait un ciel chargé de brouillards, où de temps à autre on voyait surgir péniblement un soleil pâle comme le disque de la lune. Sous cet amas de nuages, sous ce flambeau sans chaleur, la terre inanimée, la terre chargée de neige et de glace, ressemblait à un large tombeau entouré d’une draperie

  1. Un de nos compagnons de voyage en a pris la hauteur avec le baromètre ; elle s’élève à onze cents pieds. Les plus hautes montagnes du Spitzberg ont de deux mille à trois mille pieds.