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REVUE DES DEUX MONDES.

Réponds… car j’insulte à ta majesté ; si je ne la réduis pas en décombres, j’ébranlerai du moins toute l’immensité de tes domaines : je lancerai une voix jusqu’aux dernières limites de la création ; d’une voix qui retentira de génération en génération, je m’écrierai que tu n’es pas le père du monde… mais…

Voix du Diable. — Le czar !

(Konrad s’arrête un instant, chancelle et tombe.)
ESPRITS DU CÔTÉ GAUCHE.

Les premiers. — Foule-le aux pieds, saisis-le. — Il est évanoui, il est évanoui ; avant son réveil nous l’aurons étouffé.

Les seconds. — Il est encore haletant !

ESPRITS DU CÔTÉ DROIT.

Loin d’ici… on prie pour lui.



Telle est la forme et la pensée du drame fantastique de Mickiewicz. La forme est catholique, on le voit ; mais ce catholicisme est d’une philosophie plus audacieuse et plus avancée que le catholicisme légendaire de Faust. Konrad, dans sa soif de trouver au ciel la justice et la bonté qui se sont éclipsées pour lui de la terre, ne recule pas devant le blasphème. Son énergie sauvage, tout empreinte de la poésie du Nord, s’en prend à la sagesse suprême des maux affreux qu’endure l’espèce humaine ; cette sombre figure du poète dans les fers est posée là comme un martyr, comme un Christ. Mais qu’il y a loin de sa généreuse et brûlante fureur à la résignation évangélique ! Certes, Konrad n’est pas le disciple du patient philosophe essénien. Konrad est bien l’homme de son temps, et il ne s’arrange pas, comme Faust, une nature panthéistique dont l’ordre et la beauté froide le consolent de l’absence de Dieu. Il ne se dévore plus comme Manfred, dans l’attente d’une mystérieuse révélation de Dieu et de son être que la mort seule va réaliser. Konrad n’est plus l’homme du doute, il n’est plus l’homme du désespoir ; il est l’homme de la vie. Il souffre encore comme Manfred, il souffre cent fois plus : son esprit et sa chair sont haletans sous le fer de l’esclavage ; mais il n’hésite plus, il sent, il sait que Dieu existe. Il n’interroge plus ni la nature, ni sa conscience, ni sa science sur l’existence d’un être souverainement puissant ; mais il veut connaître et comprendre la nature de cet être. Il veut savoir s’il doit le haïr, l’adorer ou le craindre. Sa foi est faite ; il veut arranger son culte ; il veut pénétrer les élémens et les attributs de la Divinité. Il n’y parvient pas, lui incomplet, lui orgueilleux de son génie et de son patriotisme jusqu’au délire, lui