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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

qu’ici. Pourtant je ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J’ai pour moi les armées, et les puissances, et les trônes ; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une bataille plus sanglante que Satan. Il te livrait un combat de tête ; entre nous, ce sera un combat de cœur. J’ai souffert, j’ai aimé, j’ai grandi entre les supplices et l’amour ; quand tu m’eus ravi mon bonheur, j’ensanglantai dans mon cœur ma propre main ; jamais je ne la levai contre toi !

LES DÉMONS. LES ANGES.
Coursier, je te changerai en oiseau ; sur tes ailes d’aigle, va, monte, vole. L’astre tombe ; quel délire !… Il se perd dans les abîmes.

Mon ame est incarnée dans ma patrie ; j’ai englouti dans mon corps toute l’ame de ma patrie !… Moi, la patrie, ce n’est qu’un. Je m’appelle Million, car j’aime et je souffre pour des millions d’hommes. Je regarde ma patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ; je sens les tourmens de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je souffre ! je délire !… Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l’on dit que tu n’erres pas !… Écoute, si c’est vrai ce que j’ai appris au berceau, ce que j’ai cru avec la foi de fils, si c’est vrai que tu aimes, si tu chérissais le monde en le créant, si tu as pour tes créatures un amour de père, si un cœur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans l’arche pour les sauver du déluge, si ce cœur n’est pas un monstre produit par le hasard et qui meurt avant l’âge, si sous ton empire la sensibilité n’est pas une anomalie, si des millions d’infortunés, criant : « Secours ! » n’attirent pas plus tes yeux qu’une équation difficile à résoudre ; si l’amour est de quelque utilité dans le monde, et s’il n’est pas de ta part une erreur de calcul…

VOIX DES DÉMONS. VOIX DES ANGES.
Que l’aigle se fasse hydre. Au combat ! marche !… La fumée !… le feu !… les rugissemens !… le tonnerre !… Comète vagabonde, issue d’un brillant soleil, où est la fin de ton vol ? Il est sans fin… sans fin…

Tu gardes le silence !… moi, je t’ai dévoilé les abîmes de mon cœur. Je t’en conjure, donne-moi la puissance, une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis l’orgueil ? Avec cette faible part, que je créerais de bonheur ! Tu gardes le silence !… Tu n’accordes rien au cœur, accorde donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes et des anges, je te connais mieux que les archanges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de ta puissance… Réponds… Toujours le silence !… Je ne mens pas, tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant !… Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n’a pu briser la pensée ? Vois mon brasier, mon sentiment ; je le resserre pour qu’il brûle avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur.

VOIX DES DÉMONS. VOIX DES ANGES.
Flamme !… incendie !… Pitié !… repentir !…