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sité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages ; les siècles les accompagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle à la fois : il me frappe l’oreille, il me frappe l’œil ; c’est ainsi que quand le vent souffle sur les ondes j’entends son vol dans ses sifflemens, je le vois dans son vêtement de nuages.

Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature !… C’est un chant grand, un chant créateur !… Ce chant, c’est la force, la puissance ; ce chant, c’est l’immortalité… Que pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu ?… Vois comme je tire mes pensées de moi-même ; je les incarne en mots ; elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent et étincellent… Elles sont déjà loin, et je les sens encore ; je savoure leurs charmes ; je sens leurs contours dans la main, je devine leurs mouvemens par ma pensée. Je vous aime, mes enfans poétiques !… mes pensées !… mes étoiles !… mes sentimens !… mes orages !… Au milieu de vous je me tiens comme un père au sein de sa famille ; vous m’appartenez tous !…

Je vous foule aux pieds, vous tous, poètes, vous tous, sages et prophètes, idoles du monde ! Revenez contempler les créations de vos ames ! — Que vos oreilles et vos cœurs retentissent des justes et bruyans applaudissemens des hommes, que vos fronts rayonnent de tout l’éclat de votre gloire ; et tous les concerts des éloges, tous les ornemens de vos couronnes, recueillis dans tant de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité et la puissance que je sens aujourd’hui dans cette nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon ame, quand je ne chante que pour moi seul.

Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison : jamais je n’ai senti comme dans ces instans. — Ce jour est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd’hui son apogée. Aujourd’hui je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous… ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l’instant de la prédestination. — J’étends plus puissamment les ailes de mon ame. — C’est le moment de Samson, quand aveugle et dans les fers il méditait au pied d’une colonne. Loin d’ici ce corps de boue ; esprit, je revêtirai des ailes !… Oui, je m’envolerai !… je m’envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m’arrêterai que là où se séparent le créateur et la nature.

Les voilà… les voilà… les voilà ces deux ailes… elles suffiront… je les étendrai du couchant à l’aurore ; de la gauche je frapperai le passé, et de la droite l’avenir… je m’élèverai sur les rayons du sentiment jusqu’à toi !… et mes yeux pénétreront tes sentimens à toi, qui, dit-on, sont dans les cieux. Me voilà… me voilà : tu vois quelle est ma puissance ; — vois où s’élèvent mes ailes : je suis homme, et là sur la terre… est resté mon corps !… C’est là que j’ai aimé, dans ma patrie !… là que j’ai laissé mon cœur ; mais mon amour dans le monde ne s’est pas reposé sur un seul être, comme l’insecte sur une rose ; il ne s’est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle !… Moi, j’aime toute une nation ; j’ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir ; je les ai pressées ici sur le cœur, comme un ami, un amant, un époux, comme un