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même les chaînes… Dix livres… c’est conforme au poids prescrit !… On entraîna Jancewski : je l’ai reconnu !… les souffrances l’avaient fait laid, noir, maigre ; mais que de noblesse dans ses traits ! Un an auparavant, c’était un sémillant et gentil petit garçon ; aujourd’hui, il regardait de la kibitka comme de son rocher isolé le grand empereur !… Tantôt, d’un œil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité ; tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme ; il semblait vouloir lui dire : Ces fers ne me font pas tant de mal !… Soudain j’ai cru voir son regard tomber sur moi. Comme il n’apercevait pas le caporal qui me tenait par mon habit, il me supposa libre ! il baisa sa main en signe d’adieu et de félicitation, et soudain tous les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de toutes ses forces pour me faire cacher ; je refusai, mais je me serrai contre la colonne ; j’examinai la figure et les gestes du prisonnier. Il s’aperçut que le peuple pleurait en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds comme pour montrer à la foule qu’il pouvait les porter. La kibitka s’élance… il arrache son chapeau de sa tête, se dresse, élève la voix, crie trois fois : « La Pologne n’est pas encore morte !… » et il disparaît derrière la foule. Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard de mort, cette tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous l’innocence de la victime et l’infamie des bourreaux. Elle surgissait du milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein des flots, celle du dauphin prophète de l’orage. Cette main, cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées dans ma pensée. Comme une boussole, elles me marqueront le chemin de la vie et me guideront à la vertu… Si je les oublie, toi, mon Dieu ! oublie-moi dans le ciel !

Lwowicz. — Que Dieu soit avec vous !

Chaque Prisonnier. — Et avec toi !

Jean Sobolewski. — Cependant les voitures défilaient, on y jetait un à un des prisonniers. Je lançai un regard dans la foule serrée du peuple et des soldats. Tous les visages étaient pâles comme des cadavres, et dans cette foule immense il régnait un tel silence, que j’entendais chaque pas et chaque bruissement des chaînes ! Tous sentaient l’horreur du supplice !… Le peuple et l’armée le sentaient, mais tous se taisaient, tant ils ont peur du czar… Enfin le dernier prisonnier parut : il semblait résister ; le malheureux ! il se traînait avec effort et chancelait à chaque pas. — On lui fait descendre lentement les degrés ; à peine a-t-il posé le pied sur le second, qu’il roule et tombe : c’était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l’interrogatoire, qu’il ne lui était pas resté une goutte de sang sur le visage. Un soldat vint, et le releva ; il le soutint d’une main jusqu’à la voiture, et de l’autre il essuya de secrètes larmes… Wasilewski n’était pas évanoui, affaissé, appesanti, mais il était raide comme une colonne. Ses mains engourdies, comme si on les eût dégagées de la croix, s’étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les yeux hagards, haves, largement ouverts !… Et le peuple aussi a ouvert les yeux et les lèvres… Et