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Manfred l’expiation, Konrad la réhabilitation ; mais c’est une réhabilitation sanglante, c’est le purgatoire, où l’ange de l’espérance se promène au milieu des supplices, montrant le ciel et tendant la palme aux victimes ; c’est un holocauste où la moitié du genre humain est immolée par l’autre moitié, où l’innocence est en cause au tribunal du crime, où la liberté est sacrifiée par le despotisme, la civilisation du monde nouveau par la barbarie du monde ancien. Au milieu de cette agonie, les démons rient et triomphent, les anges prient et gémissent ; Dieu se tait ! Alors le poète exhale un cri de désespoir et de fureur ; il rassemble toutes les puissances de son cœur et de son génie, pour arracher à Dieu la grace de l’humanité qui va périr. Rien n’est sublime comme cet appel désespéré de l’homme au ciel ; c’est la voix de l’humanité tout entière qui invoque l’intercession divine et proteste contre le règne de Satan… Mais Konrad est, comme l’ange rebelle, tombé dans le péché d’orgueil. Le ciel se ferme, Dieu se voile ; un simple prêtre, que les anges bénissent en l’appelant serviteur humble, doux, a seul le pouvoir de chasser les démons qui l’obsèdent, et c’est à ce pieux serviteur, dont les lèvres pures n’ont jamais blasphémé, que Dieu révélera les mystères de l’avenir.

Ici la critique serait facile, trop facile même. On pourrait dire que les révélations inintelligibles du dieu rappellent un peu les énigmes sans mot des antiques oracles, et que c’est un assez pauvre secours accordé à la foi et à la prière, que cette vision où dans un chiffre mythique la patrie du poète se voit délivrée par une réunion de quarante-quatre villes, ou par un personnage dont le nom se compose de quarante-quatre lettres, ou par une armée composée de quarante-quatre phalanges, etc. Les Polonais se perdent en commentaires sur cette prédiction. Nous n’en grossirons pas le nombre, et nous nous abstiendrons de relever beaucoup d’autres passages bizarres et obscurs des Dziady, que ne rachèteraient pas, pour nous autres Français, le mérite de l’expression et le charme du merveilleux ressortant de superstitions toutes locales. Un seul mot d’ailleurs doit imposer silence à toute censure pédantesque : la Pologne est catholique, et Mickiewicz est son poète mystique. Son idéal n’a pas encore conçu une forme nouvelle. La majorité de la race slave est rangée sous la loi sincère de l’Évangile. Respectons une foi naïve, qui ne s’est pas dégradée, comme chez nous, par une restauration jésuitique, et que d’ailleurs le saint-siége a réhabilitée pour long-temps peut-être en se détachant d’elle. Rappelons-nous le mot sublime de M. de La Men-