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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

réalité, Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l’idée, comme Goethe l’a fait dans Faust. Il ne détache pas non plus le cadre de l’idée, comme Byron dans Manfred. La vie réelle est elle-même un tableau énergique, saisissant, terrible, et l’idée est au centre. Le monde fantastique n’est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous ; il est au fond de tout, il meut tout, il est l’ame de toute réalité, il habite dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et le manifeste à sa manière. L’enfer tout entier est déchaîné ; mais l’armée céleste est là aussi ; et, tandis que les démons triomphent dans l’ordre matériel, ils sont vaincus dans l’ordre intellectuel. À eux la puissance temporelle, les ukases du czar Knutopotent, les tortures, les bras des bourreaux, l’exil, les fers, les instrumens de supplice. Aux anges, le règne spirituel, l’ame héroïque, les pieux élans, la saine indignation, les songes prophétiques, les divines extases des victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre, et c’est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz nous fait assister. Or, ces peintures sont telles que ni Byron, ni Goethe, ni Dante n’eussent pu les tracer. Il n’y a eu peut-être pour Mickiewicz lui-même qu’un moment dans sa vie où cette inspiration vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la torture et l’exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient inconnues auparavant ; car rien, dans ses premières productions, admirables déjà, mais d’un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner dans le poète cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s’était élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de la chute d’une nation. Mais si le lyrisme et la magnificence des chants sacrés n’ont pu être surpassés à aucune époque, il y a de nos jours une face de l’esprit humain qui n’était pas éclairée au temps des prophètes hébreux, et qui jette sur la poésie moderne un immense éclat : c’est le sentiment philosophique qui agrandit jusqu’à l’infini l’étroit horizon du peuple de Dieu. Il n’y a plus ni juifs, ni gentils : tous les habitans du globe sont le peuple de Dieu, et la terre est la cité sainte qui, par la bouche du poète, invoque la justice et la clémence des cieux.

Telle est l’immense pensée du drame polonais : on y peut voir l’extension qu’a prise le sentiment de l’idéal depuis Faust jusqu’à Konrad, en passant par Manfred. On pourrait appeler Faust la chute,