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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

maître que d’avoir ainsi obtenu cet effet et d’avoir su rendre insaisissable la nuance qui sépare l’allégorie philosophique de la fantaisie poétique. Le rôle de l’abbé de Saint-Maurice est un chef-d’œuvre et l’emporte de beaucoup sur celui du prêtre Pierre, que nous verrons tout à l’heure dans le drame de Mickiewicz. Dans le premier jet de la composition de Manfred, Byron voulait rendre ce personnage odieux ou ridicule. Il sentit bientôt qu’il avait un meilleur parti à en tirer, que Manfred était un ouvrage de trop haute philosophie pour descendre à lutter contre telle ou telle forme de religion. Il se borna à personnifier, dans l’abbé de Saint-Maurice, la bonté, l’humble zèle, la foi, la charité. Pas une seule déclamation de sa part ; aussi, pas la moindre amertume de celle de Manfred. Et cette bonté du vieillard n’est pas stérile pour Manfred ; elle l’aide à triompher des angoisses et des terreurs de la mort, elle le ranime et lui fait retrouver le sublime orgueil de sa puissance. Que fait-il ici ? dit le vieillard. — Mais oui, effectivement, s’écrie Manfred, que fait-il ici ? Je ne l’ai pas appelé.

Est-il rien de plus magnifique dans le sentiment et dans l’expression que cette invincible puissance de Manfred à l’heure de sa mort, méprisant le désespoir qui lui dispute son dernier souffle, et triomphant de tous les remords, de tous les doutes, de toutes les souffrances de sa vie, à l’aide de cette grande notion de la sagesse et de la justice éternelles : L’ame immortelle récompense ou punit elle-même ses pensées vertueuses ou coupables ? Il y a là tout un dogme, et un dogme de vérité. Quel incroyable aveuglement, sur la foi des prudes et des bas-bleus puritains de l’Angleterre, a donc accrédité ce préjugé que Byron était le poète de l’impiété ? Mais nous, qui, je l’espère, sommes suffisamment dégagés de l’affreuse croyance à la damnation éternelle, la plus coupable notion qu’on puisse avoir de la Divinité ; nous, qui n’admettons pas qu’à l’heure suprême un démon, ministre tout-puissant d’une étroite et basse vengeance, et un ange, faible appui d’une créature plus faible encore, viennent se disputer l’ame des mortels, comment avons-nous pu répéter ces niaises accusations, qu’il faudrait renvoyer à leurs auteurs ? N’est-ce pas le plus vraiment inspiré des poètes, n’est-ce pas, parmi eux, le plus noble disciple de l’idéal, celui qui, au sein d’une époque gouvernée par les cagots et les royales prostituées qui leur servaient d’agens, a osé jeter ce grand cri de révolte contre le fanatisme, en lui disant : Non, l’esprit du mal ne contrebalance pas dans l’univers la puissance céleste ! Non, Satan n’a pas prise sur nous, Ahriman est subjugué. Le