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voyons au premier coup d’œil un homme encore plus malheureux, encore plus coupable, encore plus damné que Faust. Historiquement c’est le même homme que Faust, car c’est Faust délivré de l’odieuse compagnie de Méphistophélès, c’est Faust résistant à toute l’armée infernale, c’est Faust vainqueur des sens, vainqueur de la vaine curiosité, de la vaine gloire et des ardentes passions. Psychologiquement, ce n’est plus le même homme, c’est un homme nouveau, car c’est Faust transformé, Faust ayant subi les tortures de la vie active, Faust meurtrier involontaire, mais désolé, Faust veuf de Marguerite, veuf d’espérances et de consolations. Ce n’est plus l’ennui et l’inquiétude qui dévorent son ame, c’est le remords et le désespoir. Il est entré dans une nouvelle phase de sa terrible existence. Le milieu fatal qui l’enveloppait a changé de nature ; son être a changé de nature aussi. Ce n’est plus le railleur Méphisto qui l’aiguillonne de ses sarcasmes et l’enivre de voluptés pour le forcer à vivre sous la loi du hasard ; c’est toute l’armée des ténèbres, ce sont tous les dews d’Ahriman, c’est le roi des démons en personne, qui vient avec Némésis et les funestes destinées entamer une lutte à mort d’où Faust-Manfred sortira vainqueur, mais où des tortures plus affreuses encore que les précédentes assiégeront son agonie. Dans cette phase nouvelle, qu’on pourrait appeler la phase expiatoire de Faust, le grand criminel, le maudit sublime n’a plus à subir, il est vrai, les tourmens d’une intelligence avide ; l’intelligence s’est arrêtée dans son vol audacieux le jour où le cœur a été brisé. Mais dans ses déchiremens ce cœur qui, chez Faust, n’avait pas vécu, puise chez Manfred une vie intense, toute de regret et de repentir, supplice incessant, inexprimable, inoui. Ce nouveau Faust est bien plus vivant, bien plus accessible à nos sympathies, bien plus noblement humain que le premier. Nous ne rencontrons plus chez lui les contradictions qui, chez Faust, nous remplissaient d’étonnement et de doute. Le mystère qui enveloppe sa vie passée ne porte plus que sur des faits qu’il nous est inutile de sonder. Son histoire nous est inconnue, mais son cœur nous est dévoilé. Ce cœur est entr’ouvert et saignant devant nous ; il souffre, et dès-lors nous le comprenons, nous le savons, car la souffrance est notre partage à tous, et il n’est pas besoin que nous ayons commis ou causé un crime pour savoir ce que c’est que pleurer éternellement et souffrir sans remède.

Manfred est donc un homme bien supérieur à Faust. Il n’a pas moins que lui le sentiment et l’enthousiasme lyrique des beautés de la création ; mais il les sent d’une autre manière, il les divinise autre-