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Je ne comprends pas plus l’assertion de Goethe se croyant imité, que les dénégations de Byron craignant d’être accusé d’imitation. D’abord la ressemblance des deux drames, quant à la forme, ne me paraît pas aussi frappante qu’il plaît à Goethe de le dire. Cette forme n’est qu’un essai dans Faust, essai magnifique, il est vrai, mais que l’on voit élargi et complété dans Manfred. Ce qui fait la nouveauté et l’originalité de cette forme, c’est l’association du monde métaphysique et du monde réel. Ces deux mondes gravitent autour de Faust et de Manfred comme autour d’un pivot. Ce sont deux milieux différens, et cependant étroitement unis et habilement liés, où se meuvent tantôt la pensée, tantôt la passion du type Faust ou du type Manfred. Pour me servir de la langue philosophique, je pourrais dire que Faust et Manfred représentent le moi ou le sujet ; que Marguerite, Astarté et toutes les figures réelles des deux drames, représentent l’objet de la vie du moi ; enfin que Méphistophélès, Némésis, le sabbat, l’esprit de Manfred et tout le monde fantastique qu’ils traînent après eux, sont le rapport du moi au non moi, la pensée, la passion, la réflexion, le désespoir, le remords, toute la vie du moi, toute la vie de l’ame, produite aux yeux, selon le privilége de la poésie, sous des formes allégoriques et sous des noms consacrés par les croyances religieuses chrétiennes ou païennes, ou par les superstitions du moyen-âge. Cette représentation du monde intérieur, ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l’effet produit sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles, est d’un effet très ingénieux et très neuf.

Oui, neuf, malgré le Prométhée d’Eschyle, malgré les furies d’Oreste et tout le monde fantastique des anciens, malgré les spectres d’Hamlet, de Banco et de Jules-César, malgré, enfin, le don Juan de Molière et le don Juan de Mozart. Toute cette intervention du remords ou de la fatalité dans l’action dramatique sous la forme de larves et de démons a été de tout temps du domaine de la poésie, et Voltaire, le plus froid et le plus positif des écrivains dramatiques, n’a pas dédaigné de reproduire à la scène l’ombre de Ninus. Mais dans les anciens comme dans les modernes qui les ont imitées ou reproduites, ces apparitions n’ont pas le caractère purement métaphysique que Goethe leur a donné. Elles tiennent à des croyances ou à des superstitions contemporaines, et si les intelligences supérieures en ont saisi le sens allégorique, les masses qui ont assisté à leur représentation scénique les ont prises au sérieux. Les femmes enceintes avortaient à la représentation d’Oreste tourmenté par les furies. Au temps de Shakes-