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été, d’ailleurs, entièrement méconnu. Les princes mongols, qui se donnaient le nom de fils du ciel, et regardaient le monde comme un légitime héritage, reçurent à titre de tribut ce que saint Louis leur avait envoyé à titre de présent, et, si l’on en croit Joinville, ils écrivirent au roi de France pour l’informer qu’il eût à leur payer chaque année une certaine somme, le menaçant, en cas de refus, de le mettre à l’épée, et de le détruire lui et toute sa gent. Frère André, après une absence de deux ans, rapporta cette singulière réponse à saint Louis, qui se trouvait alors à Saint-Jean-d’Acre. Le roi résolut de faire une seconde tentative ; mais il eut soin, cette fois, de donner à ses ambassadeurs missionnaires des instructions telles que les Tartares n’eussent point à se méprendre sur le sens de cette négociation nouvelle, et à la regarder comme un témoignage de soumission au grand khan.

Un moine franciscain, Anglais suivant les uns, Brabançon suivant d’autres, Guillaume Rubruk ou Rubruquis, fut choisi par le roi pour cette lointaine ambassade, et il partit de Constantinople le 7 mai 1253, avec de nombreux présens destinés aux princes tartares. Rubruquis se dirigea vers les steppes qui séparent le Dnieper du Tanaïs, traversa ce fleuve, suivit ensuite pendant cinq semaines les bords du Volga, et après des fatigues inouies, il arriva enfin, le 27 décembre 1253, au campement de Mangou. Le chef tartare adressa aux ambassadeurs chrétiens de nombreuses questions sur la France, et il se montra surtout fort curieux de savoir si l’on élevait dans ce pays beaucoup de bœufs, de moutons et de chevaux. À ces questions, dit Rubruquis, il semblait que le Tartare avait envie de se mettre en route pour la France, et j’eus grand’peine à dissimuler ma colère et mon indignation. Du reste, Mangou se montra fort poli, il fit boire aux ambassadeurs du lait aigre de jument, et leur donna plusieurs chevaux pour saint Louis. Quant au véritable but du voyage, la prédication de l’Évangile et la conversion de Mangou, il ne fut guère possible de s’entendre. On manquait d’interprète. Rubruquis présenta au prince infidèle un crucifix et une image de la Vierge qu’il encensait en chantant des hymnes, et Mangou s’imagina que c’était un hommage rendu à sa puissance, ce dont il se montra fort satisfait. Les missionnaires parlaient latin, l’empereur parlait tartare, et, tandis qu’on le pressait d’abjurer, il faisait de son côté écrire à saint Louis pour l’engager à suivre les lois et la croyance de Djenguyz-Khan. Rubruquis se remit donc en route sans avoir rien fait de notable pour la propagation de la foi, ou la puissance de saint Louis. Il revint par le Caucase, l’Arménie et la Syrie, à Saint-Jean-d’Acre, et c’est de cette dernière ville qu’il adressa au roi de France la relation du voyage dont MM. Michel et Wright viennent de publier le texte.

On connaissait depuis long-temps le voyage de Rubruquis. Hakluyt et Purchas en avaient donné dans leurs recueils des traductions anglaises. Bergeron l’avait traduit de nouveau de l’anglais en français, Vander l’avait également reproduit dans ses Voyages en Tartarie ; mais jusqu’à présent le texte latin était resté dispersé par fragmens dans plusieurs recueils imprimés ou manuscrits. Il importait véritablement de rétablir dans toute sa pureté barbare cette curieuse relation qui jette tant de jour sur la géographie de la Tartarie septentrionale au moyen-âge, et sur les mœurs d’un peuple qui fit trembler toute l’Asie. L’exactitude des noms est ici d’une rigoureuse nécessité ; et comment retrouver cette exactitude dans des traductions de seconde main, entreprises