Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/576

Cette page a été validée par deux contributeurs.
572
REVUE DES DEUX MONDES.

faut que les habitans de Gubbio renoncent à l’honneur d’avoir un échantillon de son écriture. Cette objection fut un coup de foudre pour les personnes fort obligeantes qui nous faisaient les honneurs de la bibliothèque. J’aurais eu la lâcheté de ne rien dire, mais mon compagnon de voyage fut plus impitoyable que moi. Ce qui rendait la consternation qu’il causa plus profonde, c’est qu’un de ceux auxquels il s’adressait tenait à la main une feuille de papier à décalquer qu’une signora inglese avait apportée tout exprès pour avoir un fac simile de la prétendue écriture de Dante. Malgré notre incrédulité, on ne nous montra pas moins, avec beaucoup de bonté, les fameuses tables et un portrait de Boson, à l’authenticité duquel il n’est pas plus possible de croire qu’à l’autographe du poète. Le portrait est trop jeune de deux cents ans, et le chef du moyen-âge y ressemble, par le costume et l’air de visage, à un maréchal-de-camp du temps de Louis XIV.

Après ces deux épreuves, je n’osais plus me fier à la tradition d’après laquelle on m’indiqua le lieu où était la maison de Dante, non loin de celle où naquit son odieux ennemi, Cante di Gabrielli. Là, du moins, rien ne démentait le prestige des souvenirs, et en me promenant dans la ville, au milieu des ténèbres, en passant sous ses portes monumentales, en contemplant par un beau clair de lune ses maisons hautes et silencieuses, et la tour de Boson s’élevant au-dessus de leur masse noire et blanchissant dans les airs, je retrouvai des impressions plus conformes au siècle et au génie de Dante.


J. J. Ampère.
(La seconde partie à une autre no .)