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VOYAGE DANTESQUE.

rien n’est moins certain qu’une telle supposition. Déjà les commentateurs étaient partagés ; mais, à l’heure qu’il est, une polémique spéciale s’est engagée, sur cette question, entre deux hommes distingués de l’université de Pise, MM. Rosini et Carmignani. Les deux antagonistes, qui sont deux amis, se sont combattus avec vivacité et courtoisie, sans se convaincre, c’est l’ordinaire, mais, ce qui est plus rare entre savans, sans se fâcher. J’ai trouvé à Pise le factum de M. Carmignani, qui tient pour l’anthropophagie d’Ugolin[1].

Le premier qui ait avancé la proposition controversée est le poète éminent Nicolini, dans un beau discours sur le sublime de Michel Ange. C’est à l’occasion de ce discours que la discussion s’établit, dans un grand dîner où se trouvaient des princes et des littérateurs, entre les deux savans professeurs de Pise. Leur combat rappelle ceux que les érudits du XVIe siècle se livraient à propos d’un vers d’Horace ou d’une phrase de Cicéron ; pour que la ressemblance soit complète, il ne manque que les injures.

Du reste, les doctes citations et les théories subtiles abondent. M. Carmignani va jusqu’à discuter gravement jusqu’à quel point l’état physique des cadavres permettait à Ugolin de s’en rassasier. Il faut avouer que c’est conduire l’esthétique au charnier. Pour moi, si j’osais descendre dans la lice où se sont mesurés de si redoutables antagonistes, comme on dit pompeusement dans ces grandes circonstances, ce serait pour combattre l’opinion qui transforme Ugolin en cannibale. Dante n’a pas fait à la littérature atroce de notre temps l’honneur de la devancer. Ce vers :

Et puis la douleur fut plus forte que la faim,

mot à mot que le jeûne, me paraît avoir un sens très naturel, et il me semble qu’il y a une profonde amertume dans cette réflexion sur la misère de notre nature :

La douleur ne m’avait pas tué et la faim me tua.

En effet, on meurt plus souvent de la seconde que de la première.

Une traduction admirable et peu connue de ce récit terrible est un bas-relief de Michel-Ange, que j’ai vu à Florence, au palais della Gherardesca. La Faim, sous les traits d’une horrible vieille, plane

  1. Lettera del professore Giovanni Carmignani all’ amico e collega suo professor Giovanni Rosini, sul vero senso di quel verso di Dante poscia piu che il dolor potè il digiuno. (Inf., c. XXII, v. 75.) — La réponse de M. Rosini se trouve dans ses Rime e prose, tom. III, pag. 233.