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quelque chose de vivant, d’intime, de familier ; de passé il devient présent, pour ainsi dire. On comprend mieux, on sent mieux surtout cette poésie, en présence des objets qui l’ont inspirée ; elle est là comme une fleur sur sa tige, avec ses racines, ses rameaux et ses parfums. Enfin, toute utilité à part, il y a quelque charme à cheminer ainsi ; le but donne un intérêt de plus et une sorte de nouveauté à un voyage tant de fois entrepris et tant de fois raconté. Dante est un admirable cicerone à travers l’Italie, et l’Italie est un beau commentaire de Dante.

PISE.

Un voyage tel que celui-ci ne peut mieux commencer que par Pise. Pise rappelle Ugolin ; et bien qu’on n’en soit plus, grace à Dieu, au temps où l’on ne citait de la Divine Comédie que l’épisode d’Ugolin et celui de Françoise de Rimini, laissant de côté le reste du poème comme barbare et indigne d’occuper les gens de goût, cependant l’histoire du supplice infligé au chef pisan n’en reste pas moins un des morceaux les plus étonnans de l’étonnant poème de Dante, un de ceux qu’il est impossible d’oublier, surtout ici. J’ai cherché le lieu où s’est passée la tragédie que Dante a resserrée dans un récit court et terrible, et qu’un poète allemand, Gerstenberg, a étendue sur une surface de cinq actes, cinq actes d’agonie ! La tradition avait conservé à une tour de Pise le nom que Dante lui donne, le nom de Tour de la Faim, mais cette tour n’existe plus. Il est heureux pour les voyageurs qu’il en soit ainsi. Se prenaient-ils à frémir à la vue d’un débris, les antiquaires leur en contestaient le droit. Les uns retrouvaient la tour sur la place des chevaliers, les autres sur l’emplacement de l’ancien palais de la commune ; il fallait traverser tous ces doutes pour arriver à une émotion telle quelle : maintenant qu’il n’y a plus de tour, la conscience du voyageur est en paix[1].

Mais voici pour elle une nouvelle cause d’hésitation et d’incertitude. On pense en général que la faim porta le malheureux père à se nourrir de la chair de ses enfans. Sans qu’on se rende bien compte de ce qui, dans le récit de Dante, peut justifier une pareille idée, elle est reçue. Elle fait partie de l’horreur qu’on s’est accoutumé à ressentir, et il en coûterait à plus d’un lecteur d’y renoncer. Cependant

  1. J’avais écrit ceci avant que M. Rosini eût montré la place où, selon ce savant et spirituel écrivain, était la Tour de la Faim, et où il croit en reconnaître la partie inférieure encore debout.