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et tremblant aussi, mais de ce qu’il redoute d’un seul côté ou de ce qu’il espère. Elle voudrait la lettre heureuse pour lui, et elle la craint heureuse ; elle est déchirée si elle l’a vu sourire aux premières lignes (car en ces cas d’attente il décachetait brusquement), et, s’il lui semble plus triste après avoir parcouru, elle demeure triste et déchirée encore.

Oh ! si alors, un peu après, quelque pauvre jeune fille paysanne venait apporter, en la tournant dans ses mains, une lettre de sa façon pour un soldat du pays, et la remettait, pour l’affranchir, avec toute sorte d’embarras et rougissant jusqu’aux yeux, elle aussi, tout bas, rougissait en la prenant et se disait : C’est comme moi !

Vers ce temps, un jeune homme, fils d’un riche notaire de l’endroit, pour lequel Mme M… avait eu en arrivant quelque lettre, mais qu’elle n’avait pas cultivé, parut désirer d’être présenté chez elle et d’obtenir le droit de la visiter. L’intention était évidente. Mme M… en toucha un soir quelque chose à sa fille ; dès les premiers mots, celle-ci coupa court et, se jetant dans les bras de sa mère, la supplia avec un baiser ardent de ne jamais lui en reparler ni de rien de pareil. La mère n’insista pas ; mais, à la chaleur du refus et à mille autres signes que son œil silencieux depuis quelque temps saisissait, elle avait compris.

Pourtant, depuis des mois déjà que le comte Hervé venait plusieurs fois par semaine, il ne s’était rien passé au dehors entre Christel et lui, rien qui fût le moins du monde appréciable sinon à la sagacité d’un cœur tout-à-fait intéressé. Pour deviner qu’une passion était en jeu, il aurait fallu être un rival, ou il fallait être une mère, une mère prudente, inquiète et malade, qu’éclaire encore sur l’avenir secret de sa fille la crainte affreuse de la trop tôt quitter. Lui-même, Hervé, avait à peine distingué, dans cette chambre où il n’entrait jamais, la jeune fille, messagère passive de son amour. Elle en eut un jour la preuve bien cruelle. C’était un dimanche ; elle était sortie avec sa mère pour une promenade, ce qui leur arrivait si rarement. Toutes deux suivaient à pas lents la grande route, à cet endroit, fort agréable, d’où la vue s’étend sur des champs arrosés et coupés comme de plusieurs petites rivières, et par-delà encore,

Sur ce pays si vert, en tous sens déroulé,
Où se perd en forêts l’horizon ondulé.

Il y avait assez de monde le long de la route ; de loin on vit venir, à cheval, le comte Hervé ; c’était l’heure ordinaire de sa visite, et une