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Supposons encore néanmoins que l’établissement sur le territoire chinois soit formé, et qu’on soit parvenu à s’y procurer facilement les vivres nécessaires. Le point qu’on occupera aura des frontières ; ces frontières, il faudra les défendre contre des agressions incessantes ; on se verra entraîné à les agrandir peu à peu, et déjà, après quelques années d’existence, sans offrir aucun avantage, l’établissement demanderait des armées et un budget. Puis, on aurait toujours devant soi un immense continent avec une population de deux à trois cents millions d’ames ; une population chez laquelle la haine et le mépris de l’étranger sont non-seulement inspirés par l’éducation, mais encore imposés par la religion. Toute cette population se lèverait comme un seul homme. On n’aurait pas affaire, comme dans l’Inde, à des tribus isolées et souvent hostiles les unes aux autres, mais bien à une nation compacte et unie. Quelque dépourvus d’énergie que l’on veuille bien représenter les Chinois, l’envahissement de leur territoire soulèverait nécessairement l’orgueil national de tout le pays. On sait la force que donnent à une nation les mots de patrie et de religion ; le nombre, aidé par mille circonstances de localités, pourrait bien triompher à la longue de l’habileté et du courage.

La tache serait donc difficile et le succès au moins douteux ; mais, le succès fût-il certain, les avantages que l’on retirerait de la conquête de la Chine (chose tellement énorme, que je ne puis un seul instant la regarder comme possible) seraient-ils une compensation de ce qu’elle coûterait ? L’Angleterre elle-même aurait-elle intérêt à cette entreprise ? Faudrait-il tenter, en vue d’une éventualité effrayante, même en cas de succès, une épreuve dont le premier résultat serait de ruiner la compagnie des Indes ; de porter un coup funeste à l’industrie anglaise, qui verrait refluer sur elle la masse des produits qu’elle exporte en Chine ; de priver le trésor d’une rentrée annuelle de cent vingt millions, et de quintupler en Angleterre le prix du thé, c’est-à-dire le prix d’une denrée qui non-seulement y est devenue un article de consommation générale, mais même une véritable nécessité ? Enfin, cette immense puissance anglaise, à force de s’étendre, ne s’affaiblirait-elle pas, et, en devenant vulnérable par tant d’endroits, ne serait-elle pas exposée encore à plus de chances de dissolution ?

Quant à nous, nous nous trouvons presque entièrement désintéressés dans la question. L’interruption du commerce étranger en Chine ne nous ferait aujourd’hui aucun tort ; nous y trouverions même un avantage, car cette interruption éloignerait le moment où la Chine, entrant dans des voies de civilisation européenne, viendra, sur les marchés du globe, faire à notre industrie, avec laquelle elle a tant de points de contact, une concurrence redoutable, et apporter dans la lutte, avec ses matières premières et sa main-d’œuvre à si bas prix, la connaissance de nos goûts et l’expérience de nos usages. Fort heureusement, ce moment semble plus éloigné que jamais, et nous pouvons nous fier aux Chinois eux-mêmes pour nous garantir, pendant bien des siècles encore, des effets de leur rivalité industrielle et commerciale.


Adolphe Barrot.