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UN VOYAGE EN CHINE.

peuvent servir, en quoi que ce soit, sans avoir obtenu l’indispensable chop qu’il faut toujours payer très cher. Par exemple, un peintre chinois entreprend-il de peindre un navire, la permission qu’il obtiendra lui coûtera 150 fr. qui, bien entendu, sont ajoutés par lui au marché qu’il fait avec le capitaine européen.

Mon bateau-chop, car c’est ainsi qu’on appelle ces sortes d’embarcations, était un assez joli cutter d’environ vingt-cinq tonneaux, avec deux grandes voiles latines, faites de nattes, et qui me firent presque trembler quand on les hissa au haut des mâts ; mais ces bateaux sont très sûrs, et les Chinois qui les montent les conduisent avec beaucoup d’adresse. À Canton, ainsi que je l’ai déjà dit, chaque bateau a une forme particulière, suivant l’usage auquel il est destiné : ainsi les bateaux qui portent le thé ont une forme différente de celle des bateaux qu’on charge de sel. C’est une précaution prise par la douane, afin que les mandarins préposés à la police de la rivière puissent reconnaître à la première vue la nature de la cargaison. Cette différence consiste ou dans la forme de l’embarcation, ou dans celle des voiles, ou en tout autre signe distinctif.

Notre navigation par l’intérieur n’offrit rien de bien intéressant. Nous voguions sur un bras de la rivière aussi large que la rivière elle-même ; nous trouvâmes partout, comme en venant, des terrains plats et des champs de riz, une immense quantité d’embarcations de toute espèce, et de temps en temps un village peu considérable. Nous nous arrêtâmes, pendant quelques heures, à un gros bourg dont je ne me rappelle plus le nom, et qui est à douze lieues environ de Macao ; ce bourg s’étend près d’une lieue de chaque côté de la rivière. Nous pûmes voir, sur l’une et l’autre rive, quelques belles maisons de campagne ; mais les habitans de ce village ne me semblèrent pas très hospitaliers. À peine quelques enfans se furent-ils aperçus que le chop-boat portait des Européens, qu’ils accoururent sur le rivage, en poussant des cris étourdissans de fan-kouaio. En un instant, le même cri fut répété par mille bouches, et nous suivit sans interruption, jusqu’à ce que la nuit vînt nous dérober à ces acclamations de nouvelle espèce. Il n’eût pas été prudent, je crois, de descendre à terre ; lors même que nous l’aurions voulu, nos bateliers ne nous l’auraient pas permis. Les femmes qui montaient les bateaux de passage entourèrent bientôt aussi notre chop, et nous firent entendre leur éternel com-cha (don) ; mais au moins l’insulte était bien loin de leur physionomie et de leur bouche. Du reste, je n’ai jamais entendu le mot fan-kouaio sortir d’une bouche de femme.

Pendant tout le voyage, nos bateliers jouèrent constamment aux cartes ; vous dire quel jeu ils jouaient, cela me serait assez difficile, car moi qui connais à peine les jeux d’Europe, j’aurais été bien embarrassé de comprendre le mécanisme d’un jeu de cartes chinois. Le jeu est, à ce qu’il paraît, une des passions favorites des Chinois, et, comme partout, il se rencontre parmi eux des hommes qui savent joindre l’habileté à la chance, et faire, comme disent les Anglais, surety doubly sure. Quelqu’un me racontait une scène assez plaisante qui s’était passée sous ses yeux ; cette personne se trouvait par hasard