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sans doute passer devant ses yeux à demi ouverts les plus douces visions, car toute sa physionomie peignait le délire du bonheur. Quant à moi, je me levai, satisfait d’avoir fumé l’opium à la chinoise et avec un Chinois, mais presque fâché de me trouver aussi calme qu’auparavant et de n’en ressentir aucun effet. Peut-être l’opium n’agit-il vivement que sur ceux qui en font un usage journalier. Du reste, les Chinois ne fument pas toujours l’opium aussi sobrement que je viens de le dire : souvent une jeune femme aux doigts délicats, couchée auprès d’eux, leur prépare l’opium ; c’est surtout alors, quand l’ivresse se répand sur leurs sens, au milieu de cette atmosphère embaumée, qu’ils doivent croire à la réalisation de quelques-uns des rêves du paradis de Mahomet.

J’eus occasion, dans la même journée, de jouir d’un honneur auquel les Européens sont loin d’être accoutumés ; je veux parler d’une visite à une nouvelle mariée. C’était la femme d’un linguiste ou interprète, qui, ayant de très grandes obligations à un négociant anglais, ne crut pas devoir lui refuser la faveur de le présenter à sa jeune femme. Ce négociant m’offrit de l’accompagner, ce que j’acceptai avec la joie la plus vive. Cependant cette visite m’intéressa beaucoup moins que je ne l’avais cru. Nous arrivâmes à la maison de l’interprète, qui nous laissa dans une salle et entra dans les appartemens intérieurs. La conférence qu’il eut avec sa femme fut longue, et sans doute il eut plus d’un scrupule à vaincre avant de pouvoir triompher de sa résistance, car nous eûmes le temps d’examiner, jusqu’en ses moindres détails, tout l’ameublement. Enfin, après une heure d’attente, le mari vint nous avertir que sa femme allait venir. En effet, à peine avait-il fini de parler, qu’une porte s’ouvrit, et une jeune femme parut sur le seuil, appuyée sur deux suivantes. Elle fit quelques pas vers nous, répondit par une légère inclination de tête à notre salut ; puis, après nous avoir regardés de côté et sans lever les yeux, elle tourna sur ses petits pieds et disparut. Tout ceci se passa en moins de temps que je n’en mets à l’écrire. On comprendra sans peine mon désappointement ; je m’attendais à toute autre chose, et je comptais sur le plaisir d’examiner cette femme à loisir. J’espérais la voir assise au milieu de nous, pouvoir juger de ses manières et de son esprit ; il fallut renoncer à cet examen : tout ce que je pus voir d’elle fut qu’elle était jeune et peut-être jolie, je dis peut-être jolie, car je retrouvai sur son visage ce masque de plâtre qui m’avait si désagréablement surpris chez les filles des fleurs. Sa coiffure était étincelante de plaques d’or ; sa main me parut très blanche et d’une beauté remarquable ; ses doigts, dont les ongles étaient d’une longueur extraordinaire, étaient couverts de bijoux, parmi lesquels les bagues de pierres vertes dominaient. Une espèce de longue tunique violette, descendant plus bas que les genoux et richement brodée, dessinait des formes élégantes et venait s’attacher sur sa poitrine avec des boutons d’or ; un large pantalon couvrait ses jambes, et de tout petits souliers rouges, tout brillans de paillettes, renfermaient ses pieds meurtris.

Que dirais-je de sa démarche que je n’aie déjà dit ? Je fus douloureusement ému en la voyant s’avancer vers nous en trébuchant ; elle serait tombée vingt