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père et la mère de l’univers ; la terre produit toutes choses ; le ciel dispense le bien et le mal, et dispose de tout ; il est le suprême arbitre. L’empereur est le chef de la création ; c’est lui qui sert d’intermédiaire entre la créature et le souverain maître ; c’est lui qui intercède, qui juge et qui condamne. Les empereurs de la Chine, comme on le voit, se sont réservé un assez beau rôle, et on ne saurait s’étonner du respect ou plutôt de l’adoration que leurs sujets ont pour eux, puisqu’ils disposent de tout, non-seulement sur cette terre, mais encore dans l’autre vie. Ce respect va si loin, que c’est, dit-on, un crime puni de mort que d’oser souiller le nom de l’empereur en le prononçant

Avant d’assister à la prière des bonzes, on nous avait conduits dans une cour où sont renfermés les plus immenses cochons et les plus gras que j’aie jamais vus. Ces animaux immondes sont sacrés pour les bonzes. Chacun de ces moines, en entrant dans la congrégation du temple, fait offrande au dieu d’un cochon, qui est nourri pendant toute sa vie avec le plus grand soin. On ne tue jamais ces animaux, et lorsqu’il vient à en mourir un, c’est un jour de deuil pour la communauté.

On nous fit voir aussi le jardin du temple ; on y cultive une immense quantité de légumes de toute espèce, qui, comme je l’ai déjà dit, constituent l’unique nourriture des bonzes. Au fond de ce jardin sont leurs sépultures ; elles couvrent toute la partie d’une colline exposée au soleil levant. Chacune de ces tombes se compose d’un cercle de maçonnerie avec une ouverture à l’est ; le corps est enterré au fond de ce cercle, et quelquefois au milieu. Une inscription gravée sur la pierre apprend sous quel règne et dans quelle année le corps qu’elle renferme y a été placé, ainsi que les noms et la profession du mort. À Macao, toute la campagne qui entoure la ville est littéralement couverte de tombes de ce genre, parmi lesquelles on remarque quelques sépultures européennes, dont l’inscription indique qu’elles ont été élevées sur la dépouille des chefs de la factorerie hollandaise qui y était établie.

Disons maintenant un long adieu aux temples, aux chapelles, aux pagodes et aux bonzes ; nous n’en reparlerons plus. Le temps que j’ai fixé pour mon voyage à Canton est presque écoulé ; mes momens sont comptés, et le devoir me rappelle à Manille. Mes amis de Canton me disent que j’ai vu plus de choses pendant le court séjour que j’y ai fait, que quelques Européens qui y résident depuis quinze ans. Cependant, aujourd’hui qu’il faut partir, je me reproche les momens précieux que les exigences de la société, quelque peu exigeante qu’elle soit à Canton, m’ont fait perdre. Il me reste encore une journée, et je veux en profiter. — On m’a proposé d’aller dans une maison où on vend de l’opium, et on m’a assuré que je pourrais en fumer moi-même si je le voulais. Je me suis bien gardé de refuser une si séduisante invitation, et me voilà m’acheminant vers cette maison sur laquelle est suspendu le glaive de la justice chinoise. Moi-même je vais commettre un délit que les lois punissent sévèrement ; mais comment résister au désir d’être témoin des effets de cette passion dominante des Chinois, contre laquelle le gouvernement s’arme de toutes ses rigueurs, et qui les défie toutes ?