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de le chatouiller un peu ? Quoi que dise M. Victor Hugo ou qu’il ne dise pas dans son discours de réception, ce sera toujours un hommage ; et puis l’Académie répond : elle loue, mais elle a droit de choisir la louange, et chaque louange peut avoir double trait. Le poète reste un grand poète ; l’Académie ne cesse pas d’être elle-même, et le possède sans trop lui céder. Entrer à l’Académie, d’Alembert l’a dit, c’est donner des gages.

Un autre lion, mais d’une espèce moins royale et d’une qualité très inférieure, s’est tout-à-fait blessé et percé lui-même à mort ces jours-ci : nous voulons parler des plus qu’étranges équipées judiciaires où s’est lancé M. de Balzac, et qui n’ont laissé de doute, qu’à lui seul peut-être, sur le genre d’intérêt qu’inspirent ces sortes d’éclats. Tout a des bornes, et, quoique le public français soit aujourd’hui le personnage peut-être envers qui on peut oser le plus, il est un degré de malencontre et de mésaventure d’où près de lui l’on ne revient pas. Dans un récent plaidoyer, où devant le tribunal de Rouen M. de Balzac est allé défendre, en qualité de président, les intérêts de la Société des Gens de Lettres, il s’est échappé à dire qu’il n’y avait plus à Paris que deux maisons de librairie qui n’eussent pas fait faillite, et qu’encore l’une de ces deux uniques maisons était en liquidation. La librairie parisienne, sérieuse et probe, celle qui ne cesse d’exploiter, au milieu des difficultés du moment, les branches utiles de jurisprudence, de philosophie, d’histoire, s’est émue d’une légèreté si hardiment injurieuse, et a rabattu, par une lettre fort spirituelle[1], l’assertion du plaideur intéressé : C’est le roman qui fait faillite, lui a-t-on très bien répondu.

Bien qu’en faillite, le roman industriel essaie encore de survivre ; à peu près tué sous la forme de roman, et n’arrivant plus qu’à grand’peine aux deux volumes obligés, il se morcelle et rompt ; il se divise à l’état de nouvelle, et la nouvelle à son tour, en peine d’atteindre à sa fin, se brise et s’émiette en chapitres. On n’a plus de romans, on n’a plus même de nouvelles, on n’a donc que d’interminables suites de chapitres à tiroirs. Les journaux apparemment ne suffisant pas à cette dilapidation, on s’efforce de nouveau de l’organiser en volume. Voici, en ce genre, un nouvel enfantement qui se prépare ; écoutons le prospectus inimaginable qui vient d’être lancé : « Sous le titre symbolique de Babel, la Société des Gens de Lettres publie une œuvre collective, monument curieux de l’esprit d’association appliqué à l’intelligence, et dont le résultat sera la confusion des genres et des noms réunis sous l’influence morale qui caractérise notre époque. » On voit que la Babel ne se fait pas attendre, et qu’elle commence, dès le prospectus, à s’expliquer dans sa langue. Ce qui nous fâche, c’est de voir de beaux noms compromis dans le pêle-mêle, et par-là même complices de cette nouvelle échauffourée littéraire. Voilà où mène le compagnonnage ; il embauche les esprits, il attente à la noblesse de l’intelligence. Apprenez donc, gens d’un vrai talent, à apprécier la nature et l’essence de ce que vous portez en vous. Que les fruits en soient à tous, que

  1. National du 27 octobre et Débats du 28.