Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/330

Cette page a été validée par deux contributeurs.
326
REVUE DES DEUX MONDES.

En sortant de ce quartier si animé et si bruyant, nous pénétrâmes dans des rues plus solitaires. Quelques belles maisons, bâties en pierres grises, dont les interstices étaient remplis par une chaux bien blanche, annonçaient la demeure des riches habitans de Canton ; mais presque partout nous ne trouvâmes que des maisons habitées par la basse classe. Là, nous commençâmes à voir quelques femmes, et je pus me convaincre combien est barbare la coutume qui les prive en Chine du libre usage de leurs pieds. Rien n’est disgracieux comme leur démarche ; elles sont obligées de se servir de leurs bras comme de balanciers, et de s’appuyer à chaque instant aux murailles pour ne pas tomber. Combien j’eus pitié de quelques pauvres petites filles que je rencontrai, pouvant à peine se soutenir sur leurs pieds comprimés et meurtris, à cet âge où le sang circule avec tant de force, où l’exercice est une nécessité ! Elles paraissaient souffrir beaucoup, et je fus obligé plusieurs fois de détourner les yeux. Cette mutilation ne se pratique ordinairement que sur les femmes des classes riches ; mais comme en Chine plus que partout ailleurs il y a de fréquentes révolutions de fortunes, il n’arrive que trop souvent que ces femmes, destinées à vivre dans l’oisiveté, se voient obligées de pourvoir elles-mêmes à leurs besoins. Combien ne doivent-elles pas regretter alors que le sort ne les ait pas fait naître dans une classe inférieure ! Cette horrible opération se fait habituellement lorsque les enfans atteignent l’âge d’un an ; elle consiste à replier sous la plante du pied tous les doigts, à l’exception de l’orteil ; on les maintient dans cette position au moyen de bandages serrés qui arrêtent complètement la circulation du sang et empêchent le pied de se développer. Que de souffrances pour ces pauvres petites filles, jusqu’à ce que cette difformité soit devenue une seconde nature ! Que de temps doit s’écouler avant qu’elles puissent confier le poids de leur corps à ces frêles soutiens ! Que de douleurs doivent accompagner leurs premiers pas ! Dès le moment où les bandages ont été appliqués ; on ne les ôte plus que pour les renouveler, et l’enfant est destiné à croître, à vivre et à mourir dans cette affreuse prison. La compression des chairs, en arrêtant la circulation du sang, ne manque jamais de produire une vive inflammation qui se résout continuellement en matière purulente d’une odeur infecte. Chez les femmes riches qui tous les jours renouvellent les bandages et lavent la plaie, cette odeur est en partie neutralisée ; mais, chez celles qui ne peuvent se permettre ce luxe de soins, elle est vraiment insupportable. On attribue l’origine de cette épouvantable coutume à la connaissance qu’ont les Chinois du fougueux tempérament de leurs femmes. Il est inutile de dire que dans le céleste empire on fait peu de cas de la danse : les femmes avec leurs pieds mutilés, les hommes avec leurs souliers à semelle de deux pouces d’épaisseur, feraient dans un bal une assez triste figure.

Pendant que nous cheminions dans ces rues désertes, plus d’une porte s’entr’ouvrit, plus d’un visage de femme s’avança pour nous regarder ; mais lorsqu’à notre tour nos regards cherchaient à pénétrer dans l’intérieur des maisons et à examiner les beautés curieuses, la porte se refermait à l’instant. Presque toutes ces maisons étaient occupées par des femmes ; les hommes