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gner : moyen qui répugne singulièrement à l’administration du céleste empire. — Il y a quelques années, des dames de Macao, ennuyées de leur long veuvage, et désirant se rapprocher de leurs maris, voulurent mettre à l’épreuve la tolérance chinoise ; cinq ou six d’entre elles, s’insurgeant contre le décret du vice-roi, forcèrent la consigne, et un beau matin on les vit se promener devant les factoreries. L’indignation du vice-roi fut au comble. Les faire prendre et chasser de Canton n’était pas chose sans périls, car tous les étrangers étaient armés et bien décidés à défendre leurs femmes jusqu’à la dernière extrémité, et, comme je viens de le dire, les Chinois évitent avec soin tout ce qui peut amener des démêlés sanglans avec les Européens. Cependant il fallait bien que ces femmes sortissent de Canton et retournassent à ce lieu d’impureté qu’on appelle Macao. Comment d’ailleurs annoncer à la cour que des femmes d’Europe avaient trompé la suprême vigilance des autorités ? On les prit d’abord par les sentimens, c’est-à-dire qu’on afficha à la porte de toutes les factoreries une ordonnance du vice-roi enjoignant à ces femmes barbares de cesser de souiller de leur présence la ville chinoise. Son excellence ajoutait des mots que je rougirais de retracer, et qu’elles rougirent sans doute aussi d’entendre, si toutefois quelqu’un fut assez hardi pour leur en donner la traduction. Ce moyen échoua. Les dames de Macao restèrent sourdes à l’invitation du vice-roi. Il fallut bien alors recourir au grand remède habituel : une simple ordonnance suspendit le commerce, renvoya tous les Chinois des factoreries, et en affama les habitans. Pendant quelques jours on prit patience, l’amour conjugal aidait à supporter bien des privations ; mais on ne tarda pas à sentir que rester en Chine sans gagner d’argent, et y mourir de faim, serait une grande folie. Il n’y avait de choix qu’entre le départ et l’obéissance aux injustes prétentions du gouvernement chinois. Quelques dames, plus courageuses que les autres prolongèrent la lutte ; mais toute résistance devint inutile : elles firent en pleurant leurs préparatifs de départ, et s’en allèrent en maudissant les Chinois et leur manque absolu de galanterie. Depuis ce temps, les Européens de Canton ont renoncé à l’espoir de jouir des douceurs de la vie conjugale ; quand ils sont las de leur solitude, ils n’ont d’autre ressource que d’aller passer quelques jours à Macao.

Or, que peut-on faire le soir, si l’on n’y mange, dans une société toute composée d’hommes fatigués du travail de la journée ? C’est aussi dans un but tout gastronomique que le club des factoreries a été fondé. On se réunit à tour de rôle chez un des membres du club, et on passe ainsi des soirées assez agréables. Qui croirait cependant que la discorde a réussi à secouer sa torche au milieu de cette petite colonie, si intéressée à vivre unie ? Cela n’est que trop vrai, et de vaines rivalités divisent ces hommes honorables, qui tous ont des droits à l’estime et à la bienveillance de leurs concitoyens.

Canton se divise en deux cités, la ville intérieure et la ville extérieure. Ces deux villes sont séparées par une muraille crénelée, dont la construction remonte, dit-on, à plus de trois mille ans. Cette muraille, épaisse de vingt à vingt-cinq pieds, est percée à certains intervalles de portes voûtées qu’on