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GOETHE.

et qu’on croirait faite pour être oubliée en quelques heures, éveille chez les deux individus une haine profonde, une haine d’autant plus vive et plus acharnée, qu’elle couvait depuis long-temps et n’attendait que l’occasion pour éclater. Antonio s’efforce sans relâche d’éloigner de la cour l’homme auquel il envie la faveur du prince et des femmes, auquel il envie surtout son génie poétique. Le prince, si incommode que soit le caractère du Tasse, ne peut se résoudre à le perdre ; il aime à se chauffer au soleil de ce grand nom, et c’est pour sa vanité d’homme et de souverain une bien douce émotion que de lire les vers où le poète chante son règne et sa famille. « On le souffre, dit Antonio, comme on en souffre tant d’autres qu’on désespère de changer ou de rendre meilleurs. »

L’idée de Goethe, dans le Tasse, est de mettre en scène, non cet éternel conflit tant de fois reproduit de la vie idéale et de la vie réelle, mais seulement la vie de cour. Si Goethe eût voulu faire du Tasse le représentant de la vie idéale, le poète, comme on l’a si étrangement prétendu, il lui eût donné une ame virile et grande, élevée au-dessus des artifices du monde et poursuivant son chemin à travers les intrigues de toute espèce, sans vouloir s’y mêler jamais ; il eût trouvé, dans l’opposition de la vie poétique et de la vie de cour, quelque incident tragique où le poète eût succombé, mais avec noblesse et grandeur, et de manière à soulever l’admiration plutôt que la pitié ; en un mot, nous aurions eu Werther dans une plus haute sphère. Que voyons-nous dans ce drame ? Rien de tout cela. Le génie du Tasse, bien loin d’attirer sur lui les anathèmes, lui vaut la faveur du souverain et l’admiration passionnée des plus belles dames de la cour. S’il est malheureux, s’il tombe dans le désordre et l’infortune au point de toucher à sa perte, ce n’est point à son génie qu’il le doit, mais à son caractère déplorable. Il est malheureux, non parce qu’il est poète, mais parce qu’il porte en lui un esprit de méfiance, de vertige et d’égarement qui le rendrait insupportable dans toute autre condition. Ainsi donc le conflit de la vie politique et de la vie de cour n’existe point. S’il se montre un instant dans la querelle qui survient entre Antonio et le Tasse, il disparaît bientôt au dénouement, lorsque le poète, dans un retour qu’il fait sur lui-même, rend justice au monde qui l’environne et se décide à rentrer dans la voie où sa nature l’appelle. La cour et lui iront désormais leur chemin, chacun de son côté. Le combat que se livrent les différentes tendances de l’esprit humain, bien qu’il ait son expression dans le drame, n’en saurait cependant constituer l’essence. Il est là parce qu’il est partout