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règne seule sur la tragédie, en domine les moindres détails ; et si l’on veut savoir ce que Goethe a mis de lui-même dans son œuvre, c’est de ce point de vue qu’il faut en étudier le développement normal dans son esprit. « Cela deviendra ce que cela pourra, écrit-il à Lavater en janvier 1778 ; mais je m’en suis donné à cœur joie avec la critique des différentes impulsions qui se disputent le monde. Le dégoût, l’espérance, l’amour, le travail, le malheur, les aventures, l’ennui, la haine, les sottises, les folies, la joie, le prévu et l’imprévu, l’uni et le profond, au hasard, comme les dés tombaient, j’ai relevé tout cela de fêtes, de danses, de grelots, de soie et de paillettes. » Cependant il n’est pas homme à se laisser prendre plus qu’il ne veut donner, à négliger de faire ses réserves en toute chose ; et si ses amis pouvaient avoir quelque doute à cet égard, il s’empresse bien vite de les rassurer. « Au milieu de ce monde insensé qui m’entoure, je vis fort retiré en moi. »

Partout, dans le bien comme dans le mal, la vie de cour apparaît dans le Tasse. Le style de Goethe revêt cette fois une élégance inusitée, une recherche qui s’étudie à dérober la pensée sous l’expression. Le poète se souvient de cet aphorisme d’un illustre diplomate : Que la parole a été donnée à l’homme pour déguiser ses sentimens. Les personnages même, dans les fougueux élans de leurs passions, n’oublient jamais un seul instant la sphère où ils se meuvent ; le langage qu’ils se tiennent, choisi, flatteur, insinuant, affecte de cacher ce qu’il veut dire, et la vérité n’y pénètre qu’en se conformant aux lois de la plus rigoureuse étiquette. Le Tasse est une pièce de cour, faite par un courtisan. Comme la duplicité se voile sous les artifices du discours ! comme l’impression odieuse de certains actes disparaît sous l’enchantement du vers ! Jamais on n’a représenté avec plus de finesse, de tact, de goût exquis, l’urbanité des mœurs modernes, le fard dont l’éducation prend soin dans cette sphère de recouvrir toute surface, tandis qu’au-dessous l’ambition, l’orgueil, l’égoïsme, rampent à loisir vers leur but. Il n’y a que la princesse et le poète qui représentent la vie du sentiment dans le drame ; seuls ils échappent par momens à cette atmosphère où ils étouffent, pour s’élever aux régions de l’ame ; encore ne le font-ils que lorsqu’ils se trouvent ensemble et que nul autre personnage n’intervient. C’est ainsi que, dès les premières scènes, la princesse se déclare au Tasse avec tant de franchise honnête et de noble abandon ; c’est ainsi que se montre le caractère du Tasse jusqu’au moment de sa déplorable querelle avec Antonio. Cette querelle, qui semble d’abord de si peu d’importance,