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essayé sans gloire dans l’art des vers, ne pardonne pas à l’auteur de Faust de plonger dans les abîmes de la science, de vouloir envahir son empire. Cette amertume qui s’empare du cœur des hommes arrivés au plus haut point de leur renommée, a quelque chose de triste et d’affligeant. Aucun n’échappe avec l’âge à cette loi fatale du génie, à cette faiblesse qui rappelle l’humanité dans ceux qui se sont le plus élevés au-dessus d’elle ; Goethe lui-même en donnera le déplorable exemple quelque jour.

Ces incertitudes, dont nous avons parlé, se trahissent à cette époque dans toutes ses correspondances. Goethe ne se rend pas bien compte encore de lui-même, de son but dans l’avenir ; la révélation qui lui est venue en face des prodiges de l’art, a déconcerté toutes ses idées, et, après qu’il a jeté bas l’ancien échafaudage, la confusion qui résulte toujours des décombres qu’on amoncelle autour de soi, s’empare de lui un moment. Le spectacle de cette vaste intelligence qui se cherche, et qui doute au moment d’entrer enfin dans sa voie véritable, vous reporte involontairement vers les Confessions de Rousseau ; Goethe lui-même s’en préoccupe à cette époque : « Je pense souvent à Rousseau, à ses plaintes, à son hypocondrie, écrit-il de Naples, 17 mars 1787, et je comprends qu’une aussi belle organisation ait été si misérablement tourmentée. Si je ne me sentais un tel amour pour toutes les choses de la nature, si je ne voyais au milieu de la confusion apparente tant d’observations s’assimiler et se classer, moi-même souvent je me croirais fou. » Cependant il existe entre l’écrivain français et le poète allemand une différence qu’il est impossible de ne pas reconnaître : Rousseau sent bien le trouble de son ame, les inquiétudes qui le consument, mais il ne tente aucun effort pour s’en délivrer ; il a bien la conscience du mal, mais non l’énergie ou le courage d’y porter le fer et la flamme. Rousseau était incapable d’une détermination spontanée et définitive, incapable de ce voyage en Italie, par exemple, tel que Goethe le comprend et l’accomplit. Ce qui chez Goethe n’est qu’une période passagère, fait le fond du caractère de Rousseau.

À Rome, nous l’avons vu tout entier à sa contemplation solitaire, à ses recueillemens ; à Naples, ses manières de vivre changent. Il voit le monde, ne néglige aucune relation, va au-devant de tous les plaisirs, et se conforme volontiers aux mœurs de la ville enchantée. Il se fait présenter à une merveilleuse petite princesse, qui le trouve à son gré et l’accueille avec la plus charmante agacerie. Il se lie avec Kniep, grand peintre et joyeux compagnon, qui le conduit chez sa maîtresse ; ce