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GOETHE.

toutes ces marques de déférence qu’il renouvelle à dessein, sont autant d’habiles avances qu’il fait pour attirer à lui un juge sévère, froid, ironique, et dont le contrôle l’inquiète. Lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois à Strasbourg, vers 1766, Goethe avait dix-sept ans et Herder vingt-deux, ce qui faisait entre les deux jeunes gens une différence de cinq ans ; Herder crut pouvoir en profiter pour s’arroger sur le poète adolescent une influence qu’on aurait pu exercer avec plus de modération et de bon goût, et que pour sa part Goethe ne lui pardonna jamais, non plus que l’insolent jeu de mots qu’il s’était permis sur son nom. Vingt-deux ans plus tard Goethe savait bien qu’il ne devait pas attendre de Herder, alors son ami, la sympathie éprouvée, l’inaltérable dévouement dont Schiller lui donnait chaque jour de nouveaux témoignages, et plus Herder le raillait ouvertement sur ce qu’il appelait ses inclinations singulières et ses tendances confuses, plus Goethe, au lieu de lui rompre en visière, se montrait à son égard insinuant et doux, plus le poète cherchait à convaincre le philosophe que son activité, bien qu’elle s’exerçât dans un champ infini, ne demeurait point sans résultat. Au reste, Herder ne pouvait comprendre le génie de Goethe. Le philosophe idéaliste, placé alors au faîte de sa gloire, ne pouvait voir sans amertume le jeune homme qu’il avait jadis si cavalièrement traité s’acheminer vers les hauteurs qu’il occupait. Du premier coup d’œil qu’ils échangèrent, Herder et Goethe sentirent leur valeur respective, et le ton de froide convenance qui régna toujours entre eux est l’hommage silencieux qu’ils se rendaient l’un à l’autre. Il y a deux manières de reconnaître le génie qui monte : l’enthousiasme ou la froide réserve, l’enthousiasme sans arrière-pensée comme Schiller, ou la réserve comme Herder. Schiller est plus jeune que Goethe, Herder plus vieux ; c’est là peut-être tout le secret des sentimens opposés que le grand poète de Weimar leur inspire. L’un voit l’égoïsme et se retire, l’autre le génie et se donne. Quoi qu’il arrive en tout ceci, le beau rôle est à Schiller, d’autant plus que le génie de Goethe frappait Herder plus vivement peut-être que son égoïsme, et que, s’il fait sonner si haut cet égoïsme dont Schiller s’inquiète peu, c’est vraisemblablement que le génie l’offusque. Herder voudrait circonscrire Goethe dans le domaine de la poésie ; si Goethe étudie la botanique ou la minéralogie, s’il s’occupe de métaphysique ou d’anatomie, Herder le critique amèrement et le raille. N’est-ce point là la petite jalousie du savant qui ne veut pas qu’on mette le pied sur sa terre ? L’immortel auteur des Idées pour la Philosophie de l’Histoire, qui s’est