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dans les angoisses auprès de vous, et cela pour ne vous être d’aucun secours. » Plus Goethe avance en âge, plus cette personnalité devient vive et frappante. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire sa correspondance avec Zelter pendant les années 1827 et 1828. Quels que soient ses rapports avec les autres, jamais il ne perd de vue ni sa personne, ni les conditions où il se trouve. En effet, si le dévouement à l’amitié, si l’abnégation complète est un digne et noble spectacle, le plus beau sans doute que l’humanité puisse donner, on ne peut nier qu’il se rencontre par momens des natures puissantes, énergiques. Napoléon et Goethe, par exemple, qui semblent n’être sur la terre que pour l’amour et le culte d’elles-mêmes, car ces sentimens, odieux et stériles partout ailleurs, fécondent ici de grandes choses.

Au reste, cette concentration que l’on reproche à de pareils caractères ne vient-elle pas souvent d’un certain mépris du monde et du public que laisse en eux l’expérience ? Chez Goethe, du moins, cela existe, et, si nous voulons citer, les exemples abondent. En 1799, lorsque les Propylées cessent de paraître faute d’articles, Goethe écrit à Schiller : « Les choses se passent en tout ceci fort naturellement, et je ne vois pas qu’il y ait tant lieu de s’étonner. On devrait pourtant bien apprendre à juger le tout (le public) que l’on ne connaît pas, d’après les parties intégrantes que l’on connaît. » Dans un autre endroit, à propos d’une copie du Camp de Wallenstein furtivement divulguée : « Dans ces temps glorieux où la raison déploie son glorieux régiment, il faut s’attendre chaque jour, et cela de la part des hommes les plus dignes, à quelque infamie ou à quelque absurdité. » Schiller aussi se laisse aller à ces accès d’amertume, mais seulement dans les derniers temps, et lorsque le poète aigri par la douleur, las de vivre, ne contemple plus le monde qu’à travers le voile affreux de la maladie. Comparez sa lettre sur Jean de Müller et son Histoire de Frédéric-le-Grand (février 1805) avec la lettre qu’il écrivait à Goethe sept ans plus tôt, en 1798, dans le calme et la liberté de son existence. « J’ai causé hier avec Schérer, et je me suis rappelé, dans cet entretien, une réflexion que vous avez faite sur lui l’an passé ; c’est une nature sans cœur et si glissante qu’on ne sait par où la prendre. Il faut voir de pareilles gens pour bien sentir que le cœur seul fait l’humanité dans l’homme. » Noble expression, expression vraie de l’ame de Schiller ! On ne peut se défendre d’aimer Schiller, les sympathies vont à lui ; Goethe ne commande que l’étonnement et l’admiration. Certaines natures, et Goethe est de ce nombre, ont eu en partage une telle valeur, une telle énergie, que tout