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scurité sibillyne, les ténèbres, l’incohérence de notre contemplation de la nature. La nature est un livre qui contient des révélations prodigieuses, immenses, mais dont les feuillets sont dispersés dans Jupiter, Uranus et les autres planètes. »

Le temps était pour lui le plus précieux élément ; il le réglait avec méthode, et savait l’employer comme personne au monde. Dans les mille détails dont il se préoccupait sans cesse, jamais il ne perdait, pour un instant, le fil de la spéculation philosophique ou de l’œuvre poétique en travail. — Un jour, pendant qu’un souverain d’Allemagne lui rendait visite, il trouva moyen de se dérober quelques minutes au royal entretien et d’aller dans son cabinet tracer à la hâte sur le papier une idée qui lui était venue tout à coup pour son Faust.

« Le jour est infiniment long, disait-il ; seulement on ne sait ni l’apprécier, ni le mettre à profit. » On ne peut se faire une idée de l’amour inoui qu’il avait pour l’ordre et la régularité ponctuelle en toute chose ; c’était presque une manie. Non content de classer chaque mois en d’épais volumes, et selon la date, d’une part, toutes les lettres qu’il recevait, de l’autre, les brouillons ou les copies de celles qu’il écrivait, il tenait encore des tablettes périodiques où se trouvaient mentionnés, jour par jour, heure par heure, ses études, ses progrès, ses relations personnelles, et dont il faisait, au bout de l’an, une sorte de résumé synthétique[1]. Cet esprit méthodique s’étendait jusqu’aux plus petits détails. La moindre lettre d’invitation devait être écrite nettement, pliée et scellée avec le plus grand soin. Toute absence de symétrie, une tache, une ligne de travers, lui était insupportable. Il suffisait d’un cadre de mauvais goût ou d’un simple

  1. C’était sur ces registres que Goethe portait chaque soir les noms des étrangers de distinction venus de tous les points de la terre pour lui rendre hommage, ainsi que les faits intéressans qu’il ne manquait jamais de recueillir, provoquant chacun sur ses voyages, ses observations, ses études. Quelques heures d’entretien suffisaient à Goethe pour s’approprier ce que ses interlocuteurs n’avaient pu acquérir qu’en plusieurs années d’études. Puis, lorsque la conversation tombait, lorsque l’aigle commençait à voir le fond du cerveau qu’il tenait en ses serres, on se quittait, et le pélerin racontait, au retour, le calme silencieux de cet homme, qui l’avait laissé parler seul si long-temps ; et pendant trente ans, cela continua ainsi : les hommes venaient à Goethe par troupeaux. — « Un jour, dit Frédéric de Müller, je lui présentai un ancien gouverneur de la Jamaïque et sa femme ; la conversation fut vive, animée, intéressante au plus haut point ; les heures s’écoulèrent rapidement. Or, après des années, voici ce que je trouve noté sur ses tablettes à la même date : « Aujourd’hui j’ai été fort heureux de faire la connaissance de lord et de lady, et de trouver ainsi l’occasion de récapituler avec profit tout ce que je savais sur l’état de la Jamaïque. » C’est