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dent, il n’y a point de drame véritable tant que durent les institutions du moyen-âge. Ce poème n’est arrivé à sa perfection que depuis deux siècles, c’est-à-dire depuis l’émancipation de la démocratie. Au reste, si le drame a quelque analogie avec l’un des arts dont j’ai parlé plus haut, évidemment son alliance est avec la peinture ; ni la comédie, ni la tragédie, ne changent leurs personnages en demi-dieux, à l’imitation de la statuaire et de l’épopée. Elles leur laissent leur génie personnel, souvent même leur laideur ou physique ou morale ; en sorte que la peinture est un drame muet, comme le poème dramatique est une peinture vivante.

Architecture, sculpture, peinture, musique, poésie, tels sont les degrés par lesquels il est donné à l’imagination humaine de tendre jusqu’à l’immortelle beauté. C’est là l’échelle de Jacob sur laquelle s’élèvent constamment les rêves de l’esprit de l’homme. D’un côté, elle s’appuie sur la terre ; de l’autre, elle touche au ciel. Mais sont-ce là, en effet, tous les arts par lesquels on peut gravir vers la beauté divine ? Je crains bien d’avoir omis le premier et le plus important de tous. Les modernes n’y pensent guère dans leurs théories ; les anciens n’avaient garde de l’oublier jamais. Et cet art souverain, quel peut-il être si ce n’est celui de la sagesse, de la justice, de la vertu, ou, pour tout comprendre à la fois, l’art de la vie ? En effet, toute vie humaine n’est-elle pas en soi une œuvre d’art ? Chaque homme, en naissant, n’apporte-t-il pas dans son cœur un certain idéal de beauté morale qu’il doit peu à peu révéler, exprimer, réaliser par ses œuvres ? Je ne cacherai pas la moitié de ma pensée ; oui, il y a du Phidias dans chacun de vous, parce qu’il y a du Phidias dans toute créature morale. Oui, chaque homme est un sculpteur qui doit corriger son marbre ou son limon jusqu’à ce qu’il ait fait sortir de la masse confuse de ses instincts grossiers une personne intelligente et libre. Le juste, c’est-à-dire celui qui règle ses actions sur un modèle divin, celui qui sait, quand il le faut, dépouiller la vie mortelle, comme le sculpteur dépouille le marbre, pour atteindre la statue intérieure, Socrate buvant la ciguë, saint Louis sur le lit de cendre, Jeanne d’Arc dans la mêlée, qui nommerai-je encore ? Napoléon, dites-vous ? non pas Napoléon empereur, mais Napoléon sur le pont d’Arcole ; en un mot, quelque nom que vous leur donniez, le héros et le saint, voilà le dernier terme et le comble de la beauté sur terre. Voilà le poème, le tableau, l’harmonie par excellence ; car c’est une harmonie vivante, un poème vivant. L’œuvre et l’ouvrier sont intimement unis et confondus ; il n’y a rien au-delà, si ce n’est Dieu lui-même.


E. Quinet