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Ce fut la dernière fois que Lélia fit entendre aux hommes cette voix magnifique à laquelle son génie donnait une puissance invincible. À demi agenouillée devant sa harpe, les yeux humides, l’air inspiré, plus belle que jamais sous le voile blanc et la couronne d’hyménée, elle fit une impression profonde sur tous ceux qui la virent. Chacun songea à sainte Cécile et à Corinne. Mais, parmi tous ceux-là, il n’y eut que Trenmor qui, du premier coup, comprit le sens douloureux et profond des versets sacrés que Lélia avait choisis et arrangés au gré de son inspiration, pour prendre congé de la société humaine, et lui signifier la cause de son divorce avec elle.

Pendant que Lélia s’efforce de raviver les flammes du spiritualisme chrétien, Pulchérie qui, dans la pensée de l’auteur, est la personnification de l’épicuréisme, arrive à se convaincre de l’impuissance de la volupté pour le bonheur :

Quand je quitte ma couche voluptueuse pour regarder les étoiles qui blanchissent avec l’azur céleste, mes genoux frissonnent au froid de cette matinée d’hiver. D’affreux nuages pèsent sur l’horizon comme des masses d’airain, et l’aube fait de vains efforts pour se dégager de leurs flancs livides. L’astre du Bouvier darde un dernier rayon rougeâtre aux pieds de l’Ourse boréale, dont le jour éteint un à un les sept flambeaux pâlissans. La lune continue sa course et s’abaisse lentement, froide et sinistre, des hauteurs du zénith vers les créneaux des mornes édifices. La terre commence à montrer des pentes labourées par la pluie, luisantes d’un reflet terne comme l’étain. Les coqs chantent d’une voix aigre, et l’angélus, qui salue cette aurore glacée, semble annoncer le réveil des morts dans leurs suaires, et non celui des vivans dans leurs demeures.

Pourquoi quitter ton grabat à peine échauffé par quelques heures d’un mauvais sommeil, ô laboureur plus pâle que l’aube d’hiver, plus triste que la terre inondée, plus desséché que l’arbre dépouillé de ses feuilles ? Par quelle misérable habitude signes-tu ton front étroit, ridé avant l’âge, au commandement de la cloche catholique ? Par quelle imbécile faiblesse acceptes-tu pour ton seul espoir et ta seule consolation les rites d’une religion qui consacre ta misère et perpétue ta servitude ? Tu restes sourd à la voix de ton cœur qui te crie : Courage et vengeance ! et tu courbes la tête à cette vibration lugubre qui proclame dans les airs ton arrêt éternel : Lâcheté, abaissement, terreur ! Brute indigne de vivre ! regarde comme la nature est ingrate et rechignée, comme le ciel te verse à regret la lumière, comme la nuit s’arrache lentement de ton hémisphère désolé ! Ton estomac vide et