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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

viduelles, et c’est pour cette raison qu’elles restent en chemin. Elles peuvent bien être tour à tour reprises par des individus différens, de manière à être poussées un peu au-delà de la première idée, de la première ébauche ; mais il est impossible qu’elles deviennent l’objet d’un concours actif, d’un travail commun, d’une élaboration large et sympathique : jamais d’ensemble dans les mouvemens, ni de communauté dans les efforts ; jamais, de la part des fabricans, cette sollicitude générale qui anime les inventeurs, ni cette surveillance attentive qui les soutient et les redresse ; rien enfin de ce qui peut conduire progressivement à un système complet et achevé.

Il n’en est pas de même en Angleterre. Là, chacun fait son affaire propre du perfectionnement général des procédés. Qu’importe qu’une découverte soit tenue secrète par son auteur ; le fabricant anglais sait bien qu’elle se divulguera tôt ou tard, et que, grace à la loi de non-exportation, il en jouira toujours avant les étrangers. Lors même que l’inventeur se réserve le privilége de son invention au moyen d’un brevet, n’a-t-on pas toujours la chance de s’entendre avec lui à l’aide de quelques sacrifices ? et c’est encore un avantage que l’étranger n’a pas. Quant aux perfectionnemens de détail, qui se font pour la plupart dans les ateliers de construction, qui ne restent jamais secrets pour les fabricans, puisque leurs auteurs même sont intéressés à les leur faire connaître, et dont chacun a trop peu d’importance pour devenir l’occasion de la délivrance d’un brevet, ils deviennent tout aussitôt le privilége commun de l’industrie anglaise. Par eux, cette industrie grandit et s’élève en masse, dans son ensemble ; l’égalité est maintenue au dedans, et l’on se rend maître au dehors. Or, ces perfectionnemens de détail sont incomparablement les plus nombreux, et, à vrai dire, c’est par eux, bien plus que par des inventions toutes faites, qu’un vaste système arrive à sa maturité. Chacun a donc tout à gagner et rien à perdre dans les inventions des autres. De là vient que tout le monde s’intéresse au progrès, de quelque part qu’il vienne. Le perfectionnement des découvertes devient une affaire commune à tous, et chacun y concourt de son mieux ; chacun apporte sa pierre à l’édifice ; chacun donne son coup de truelle, de lime ou de rabot ; et ceux même qui ne concourent pas à l’accomplissement de la tâche, ou par leurs travaux, ou par leurs idées, ou par leurs capitaux, applaudissent au moins du geste et de la voix pour encourager les autres. Faut-il s’étonner que, dans une position semblable et avec ce vaste ensemble de moyens, les Anglais sachent pousser si loin ces mêmes découvertes, ces mêmes procédés, que nous leur transmettons toujours dans un état informe

On se tromperait si l’on ne voyait en ceci qu’une question de rivalité nationale. Outre que la question de justice s’y mêle, on peut dire, et ce n’est pas un paradoxe, que l’intérêt général de l’industrie européenne demande que chaque peuple adopte pour son compte la loi de non-exportation des machines. C’est parce qu’elle a suivi cette ligne de conduite, que l’Angleterre a inventé ou perfectionné tant et de si beaux systèmes, à son profit d’abord, et, en fin de compte, au profit de toute l’Europe, tandis que les autres pays n’ont guère produit que des découvertes sans portée. Que l’on dise après cela si l’Angleterre,