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abandonnant ces droits, un peuple se trahit lui-même ; il se dépouille sans raison d’un moyen de fortune noblement acquis.

C’est bien à tort que l’on confond cette loi relative à l’exportation des machines, avec la foule des lois restrictives qui forment ce qu’on appelle le système protecteur. Elle ne ressemble à celles-ci que dans la forme ou dans les moyens d’exécution : elle en diffère essentiellement quant au caractère et aux effets. Elle procède d’un tout autre principe, et se lie moins au système des douanes, tel qu’on le conçoit ailleurs, qu’au système des brevets d’invention. Qu’est-ce qu’un brevet d’invention ? C’est la reconnaissance, en faveur d’un inventeur, du privilége particulier d’exploiter son invention, sous la sanction de l’autorité publique. Eh bien ! la défense d’exporter les machines n’est autre chose que le même privilége étendu, communiqué à tout un peuple. Seulement, le mode de sanction diffère ; car, comme une nation n’a pas d’autorité pour défendre aux autres de se servir de ses machines, elle est obligée de procéder par mesure de douane, c’est-à-dire en défendant l’exportation. Si le principe est juste en lui-même, et dans son application à des particuliers, pourquoi son extension à tout un peuple ne le serait-elle pas ? Elle est même dans bien des cas mieux entendue et plus saine ; car il est rare qu’une découverte de quelque importance soit le fait d’un seul homme, et cela est surtout vrai d’un ensemble de découvertes se rapportant au même objet. Ce sont là des œuvres collectives, auxquelles de près ou de loin un grand nombre de nationaux concourent : il est donc naturel et juste d’en faire un privilége commun à la nation entière.

Si, par rapport à elle-même, une nation ne fait qu’user d’un droit en défendant l’exportation de ses machines, ce droit se change pour elle en devoir vis-à-vis des individus plus directement intéressés. Supposons que, dans ces dernières années, lorsque les nouvelles machines propres à filer le lin étaient encore inconnues hors de l’Angleterre, le gouvernement anglais en eût autorisé la libre exportation, n’est-il pas clair qu’il eût violé le droit acquis de tant d’hommes qui avaient engagé là leurs capitaux, leur travail ou leurs talens ? Il les eût dépouillés d’un avantage chèrement acheté ; il se fût montré généreux à leurs dépens. Voilà pourtant ce que la France a fait et ce qu’elle fait encore, et voilà ce qu’on décore du beau nom de libéralité ! Ne soyons pas si fiers : cette prétendue libéralité n’est rien qu’un oubli coupable des intérêts nationaux, ou une révoltante iniquité.

En toute raison et en toute justice, l’exportation des machines propres à un pays ne devrait être permise que pour les inventeurs ; mais quand il s’agit de former tout un système de machines se rapportant au même objet, comme il l’a fallu, par exemple, pour la filature du lin ou du coton, il n’y a plus, à le bien prendre, d’inventeurs particuliers, car trop d’hommes ont participé à ce travail de l’invention, et la part de chacun se confond dans l’ensemble. Ce système devient donc une propriété collective et nationale, qu’il n’appartient à aucun individu d’aliéner. C’est pourquoi l’exportation doit être alors indistinctement défendue pour tous.

Lors même qu’un particulier peut s’attribuer à lui seul l’invention d’une