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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

prits se mirent en travail pour en préparer une autre. Cependant le succès ne fut pas immédiat. Les matières premières étaient trop différentes pour que les mêmes procédés fussent applicables. En effet, le coton est une sorte de duvet léger, court, moelleux, tandis que le lin, aussi bien que le chanvre, est un filament long, nerveux et sec. Dans la fabrication du coton, l’étirage se fait en tordant : c’est le propre de la Mull-Jenny, qui produit dans l’étirage l’effet du tire-bouchon, et cette légère torsion qu’elle imprime à la matière soutient le ruban lorsqu’il s’allonge. Mais le lin, plus sec et moins liant, veut être étiré sans torsion, et c’est tout un autre système à établir. Il fallait, d’ailleurs, pour mettre en œuvre ce dernier, et le soumettre aux métiers à filer, lui faire subir d’importantes préparations que le coton n’exigeait point, et chacune de ces préparations était le sujet d’un problème épineux dont la solution devait longtemps se faire attendre. Aussi, à côté de l’existence toute nouvelle de sa rivale, l’industrie du lin continua-t-elle à se traîner dans ses anciens erremens.

Cependant l’éveil était donné. On avait mesuré la puissance de la mécanique et compris le sens de ses applications. Cette idée seule était un germe précieux qui devait tôt ou tard porter ses fruits. On fit donc des tâtonnemens, des essais. Une fermentation sourde agita le monde des fabricans, des ingénieurs et des mécaniciens ; fermentation d’autant plus féconde, qu’elle avait un objet fixe, qu’on apercevait de loin le but, et qu’on n’ignorait point la nature des obstacles. L’Angleterre ne fut pas seule à tenter la voie des découvertes : d’autres peuples la suivirent, et la France ne tarda pas à y occuper le premier rang.

Si l’on en croit M. Porter, les essais qui se succédaient, particulièrement en Angleterre, conduisirent, dès la fin du dernier siècle, à quelques résultats, d’ailleurs imparfaits. « Ce fut, dit-il[1], vers la fin du siècle dernier qu’il s’établit, dans le nord de l’Angleterre et en Écosse, des moulins à filer le lin. Jusque-là il n’en était pas un écheveau qui ne fût sorti des doigts d’une fileuse. » Mais ces premières tentatives, si tant est qu’elles aient été poussées aussi loin que M. Porter l’assure, n’étaient encore que des préludes annonçant la rénovation qui devait s’opérer beaucoup plus tard. Selon toute apparence, les établissemens dont parle M. Porter ne furent jamais en état de lutter contre le filage à la main, quelque imparfait qu’il fût alors en Angleterre. Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’eurent point d’imitateurs. Ils disparurent eux-mêmes bientôt après, soit qu’ils aient succombé sous le poids de leur infériorité propre, soit qu’ils aient été ruinés au milieu des embarras de la guerre qui mit long-temps l’Europe en feu.

À la France était vraiment réservé le rôle d’initiatrice. Napoléon, pénétré de l’importance de cette découverte, surtout pour la France où le lin et le chanvre abondent, et voulant opposer à l’industrie anglaise du coton une rivale digne d’elle, proposa un grand prix d’un million[2] pour celui qui parviendrait à filer le lin à des numéros aussi élevés qu’on était parvenu à filer le coton. Grace à

  1. Progrès de la Grande-Bretagne, pag. 262.
  2. Décret du 7 mai 1810.