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prennent. On ne peut s’imaginer ce qu’il se commet de filouteries dans un seul jour de foire. — Mais les tribunaux, la police ? lui disais-je. — Bah ! s’il fallait conduire en justice chaque filou maladroit, nos juges n’y suffiraient pas ; ici chacun se fait magistrat ; on roue de coups le voleur pris en flagrant délit, et tout est dit. — Vous appelez cela de la justice, c’est de l’impunité ! — De l’impunité… Ce serait bien autre chose, si chaque coquin devait attendre son tour ; nos juges ont déjà assez à faire avec messieurs les commerçans. Les gens de Salerne et environs sont encore un peu Normands, et le lendemain de la foire, s’il s’est fait un millier d’affaires, on peut compter sur cinq cents procès. — Vos tribunaux doivent avoir de la besogne ? — Ils périraient à la peine s’ils voulaient se tenir au courant, mais ils ne font pas tant de façon. Ils ajournent indéfiniment les plaideurs ; de cette façon, chacun peut croire qu’il a raison, et, comme la plupart du temps on plaide pour des bagatelles, chacun est satisfait.

La justice, dans le royaume de Naples, ne serait-elle donc qu’un nom ? Sans doute si, comme on nous l’a assuré, il est telle affaire importante dans laquelle l’état est partie, qui ne sera jamais jugée. Une femme, accusée devant l’Aréopage d’avoir empoisonné son mari, avoua son crime. — Oui ! je l’ai empoisonné, s’écria-t-elle, mais parce qu’il avait tué le fils que j’avais d’un premier mari ! L’Aréopage la renvoya à cent ans pour être jugée. Les juges napolitains, à l’aide d’une foule de délais savamment combinés, renvoient souvent à cent ans le prononcé de leurs jugemens ; mais ce n’est point par le même scrupule de justice : c’est qu’il faudrait condamner l’état.

Mon cicerone français, que quinze années de séjour dans le pays avaient mis bien au fait, n’épargnait pas plus les médecins que les plaideurs et les gens de loi. Leurs bévues sont souvent incroyables ; la plupart sont empiriques et emploient à tout hasard les remèdes les plus violens. Tels sont les successeurs de cette fameuse école de Salerne, qui compta au nombre de ses membres tant de personnages illustres, savans, seigneurs et princes. Jean de Procida, qui fut l’un des plus riches seigneurs du royaume, avait étudié à Salerne et exerçait la médecine. Ce que l’on ignore peut-être, c’est qu’il était médecin aussi renommé que conspirateur audacieux. On conserve dans les archives royales de Naples une curieuse pétition[1] dans laquelle Gautier Carracioli supplie le roi Charles II de l’autoriser à entreprendre un voyage en Sicile pour se faire traiter, par le vieux Jean de Procida, d’une maladie que les médecins napolitains regardent comme incurable. Vingt-deux ans s’étaient déjà écoulés depuis les vêpres siciliennes, et Jean de Procida, en grande faveur auprès de Frédéric, roi de Trinacrie, devait être alors fort âgé.

Salerne a une école militaire, un séminaire, une maison d’orphelins et un joli théâtre. Le palais de l’Intendance, construit il y a peu d’années et l’un des

  1. Cette pièce porte la date de 1304.