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monopole de ce genre de fabrication ; nous avons dit qu’elle n’était pas de nature à se concentrer à ce point : mais elle y était, grace aux circonstances locales, plus développée que partout ailleurs, à tel point qu’elle donnait lieu à une grande exportation de ses produits. À côté de ces pays, on peut encore citer l’Irlande, où la fabrication des toiles s’accrut considérablement sur la fin du XVIIe siècle et dans le cours du siècle dernier. L’Écosse ne vient qu’après, bien que supérieure en cela à l’Angleterre, sa voisine, et ce n’est guère que vers le milieu du dernier siècle que l’industrie linière y a pris une extension réelle. Mais il semble que, dans ces deux derniers pays, la fabrication ne se soit développée que par des moyens artificiels, et sous l’influence des encouragemens qu’elle a reçus. Quoi qu’en dise M. Porter, elle a dû beaucoup en Irlande aux actes de la législature. En Écosse, elle a été singulièrement excitée par l’établissement, en 1746, d’une banque (british linen company) spécialement destinée à la favoriser, et qui lui a rendu d’immenses services. Ainsi, la production, qui n’avait été, en 1728, que de trois millions d’aunes, s’éleva, en 1759, grace aux encouragemens prodigués par cette compagnie, jusqu’à onze millions. Au contraire, en Hollande, en Belgique, et dans une partie de la France, elle n’a rien dû qu’à elle-même et au travail de la nature.

Ces rapports se sont maintenus sans altération notable jusqu’à une époque fort rapprochée de nous. « En 1824, par exemple, disent les délégués de l’industrie linière, MM. Defitte et Feray, dans une lettre adressée récemment à plusieurs journaux, l’industrie linière prospérait en France : la Belgique et l’Allemagne nous envoyaient bien une certaine quantité de leurs fils et de leurs tissus ; mais nous fournissions, du reste, entièrement le marché français et celui de nos colonies ; nous exportions dans le midi de l’Europe, en Espagne et dans les colonies espagnoles de l’Amérique du sud ; nous aurions exporté en Angleterre et dans les colonies anglaises, si le tarif de douane anglais ne nous eût opposé une barrière insurmontable. » Mais déjà, vers cette dernière époque, commençait à se produire un fait nouveau, qui ne devait pas tarder à bouleverser ces relations anciennes : c’était l’application de la mécanique à la filature et au tissage.

La mécanique est une puissance moderne. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’elle a marqué sa place dans le monde : à peine si, dans les temps antérieurs, on trouve quelques rares empreintes de ses pas. Mais depuis que son règne a commencé, elle s’est signalée par une telle succession de prodiges, que l’imagination s’étonne en interrogeant son avenir. L’industrie ne connaît plus rien d’impossible ; elle ne voit plus d’obstacle si grand dont elle n’espère triompher un jour, depuis que la mécanique est venue seconder sa marche. Il semble que la nature elle-même soit vaincue, qu’elle doive se courber sous cette puissance nouvelle, et faire fléchir pour elle ses inflexibles lois. Un jour la mécanique gouvernera le monde ; en attendant, elle le renouvelle et l’embellit. Nous considérons à bon droit, avec une admiration mêlée de stupeur, les travaux gigantesques qu’elle a déjà semés autour de nous, et peut-être n’assistons-nous encore qu’au début de sa carrière.