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DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE.

sation avec le sans-façon effréné de l’état de nature ; perdant un premier enjeu de générosité et de talent dans des gouffres d’égoïsme et de cupidité qui s’élargissent en s’enorgueillissant ; et, au milieu de ses prétentions, de ses animosités intestines, n’ayant pu trouver jusqu’ici d’apparence d’unité que dans des ligues momentanées d’intérêts et d’amours-propres, dans de pures coalitions qui violent le premier mot de toute morale harmonie.

Je n’exagère pas. En province, à Paris même, si l’on n’y est pas plus ou moins mêlé, on ignore ce que c’est au fond que la presse, ce bruyant rendez-vous, ce poudreux boulevart de la littérature du jour, mais qui a, dans chaque allée, ses passages secrets. En parlant de la presse, je sais quelles exceptions il convient de faire ; politiquement j’en pourrais surtout noter ; mais littérairement, il y en a très peu à reconnaître. La moindre importance qu’on attache probablement à une branche réputée accessoire a fait que sur ce point on a laissé aller les choses. Il en est résulté dans la plupart des journaux, chez quelques-uns même de ceux qui passeraient volontiers pour puritains, un ensemble d’abus et une organisation purement mercantile qui fomente la plaie littéraire d’alentour et qui en dépend.

Une première restriction est pourtant à poser dans le blâme. Il faut bien se résigner aux habitudes nouvelles, à l’invasion de la démocratie littéraire comme à l’avènement de toutes les autres démocraties. Peu importe que cela semble plus criant en littérature. Ce sera de moins en moins un trait distinctif que d’écrire et de faire imprimer. Avec nos mœurs électorales, industrielles, tout le monde, une fois au moins dans sa vie, aura eu sa page, son discours, son prospectus, son toast, sera auteur. De là à faire un feuilleton, il n’y a qu’un pas. Pourquoi pas moi aussi ? se dit chacun. Des aiguillons respectables s’en mêlent. On a une famille, on s’est marié par amour, la femme sous un pseudonyme écrira aussi. Quoi de plus honorable, de plus digne d’intérêt que le travail assidu (fut-il un peu hâtif et lâché) d’un écrivain pauvre, vivant par là et soutenant les siens ? Ces situations sont fréquentes : il y aurait scrupule à les déprécier.

De nos jours, d’ailleurs, qui donc peut se dire qu’il n’écrit pas un peu pour vivre (pro victu), depuis les plus illustres ? Ce mobile va de pair même avec la plus légitime gloire. Pascal, Montaigne, parlant des philosophes qui écrivent contre la gloire, les montrent en contradiction avec eux-mêmes et la désirant. Et moi qui écris ceci, ajoute Pascal… Et moi-même qui écris ceci, doit-on se dire lorsqu’on écrit sur ceux qui écrivent un peu pour vivre.