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DE LA LITTÉRATURE INDUSTRIELLE.

France, dans le cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, des idées de libéralité et de désintéressement s’étaient à bon droit attachées aux belles œuvres.

Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime,

disait Boileau, en faveur de Racine, et c’était une manière de concession. Lui-même, Boileau, faisait cadeau de ses vers à Barbin et ne les vendait pas. Dans tous ces monumens majestueux et diversement continus, des Bossuet, des Fénelon, des La Bruyère, dans ceux de Montesquieu ou de Buffon, on n’aperçoit pas de porte qui mène à l’arrière-boutique du libraire. Voltaire s’enrichissait plutôt encore à l’aide de spéculations étrangères que par ses livres qu’il ne négligeait pourtant pas. Diderot, nécessiteux, donnait son travail plus volontiers qu’il ne le vendait. Bernardin de Saint-Pierre offrit l’un des premiers le triste spectacle d’un talent élevé, idéal et poétique, en chicane avec les libraires. Beaumarchais, le grand corrupteur, commença à spéculer avec génie sur les éditions et à combiner du Law dans l’écrivain. Mais, en général, la dignité des lettres subsistait, recouvrait toute cette partie matérielle secondaire, et maintenait le préjugé honorable dans lequel on nous secoue si violemment aujourd’hui. Sous l’empire, relativement, on écrivit peu ; sous la restauration, en écrivant beaucoup, on garda, je l’ai dit, de nobles enseignes. Il est donc arrivé qu’au sortir de nos habitudes généreuses ou spécieuses de la restauration, et avec notre fonds de préjugés un peu délicats en cette matière, aujourd’hui que la littérature purement industrielle s’affiche crûment, la chose nous semble beaucoup plus nouvelle qu’elle ne l’est en effet : il est vrai que le manifeste des prétentions et la menace d’envahissement n’ont jamais été plus au comble.

Ce qui la caractérise en ce moment cette littérature, et la rend un phénomène tout-à-fait propre à ce temps-ci, c’est la naïveté et souvent l’audace de sa requête, d’être nécessiteuse et de passer en demande toutes les bornes du nécessaire, de se mêler avec une passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité ; de s’amalgamer intimement avec l’orgueil littéraire, de se donner à lui pour mesure et de le prendre pour mesure lui-même dans l’émulation de leurs exigences accumulées ; c’est de se rencontrer là où on la supposerait et où on l’excuse le moins, dans les branches les plus fleuries de l’imagination, dans celles qui sembleraient tenir aux parties les plus délicates et les plus fines du talent.