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LE SCHAH-NAMEH.

sang paraissaient au milieu de la poussière comme des ailes de vautour sur lesquelles le soleil aurait versé du vermillon. L’intérieur du brouillard retentissait du bruit des timbales, et l’ame des épées se rassasiait de sang rouge. » Mais il ne faut pas oublier que cette richesse poétique, qui nous semble à bon droit surabondante, ne coûte aucun effort aux imaginations qui la répandent ; que cette recherche même est naturelle, on pourrait presque dire naïve. Les expressions qui nous paraissent les plus étranges et quelquefois les plus forcées font souvent partie du langage usuel et journalier. Dans le Livre des Rois, tout beau jeune homme est un cyprès ou un palmier, toute femme une lune, et quelquefois un palmier au visage de lune. Il n’y a dans cette manière de dire rien d’extraordinaire. Malcolm raconte qu’un Persan amusa beaucoup les Anglais de son escorte, en appelant l’un d’eux palmier (you date tree). Ce Persan faisait de la poésie héroïque sans le savoir.

En Orient, les dépêches diplomatiques ne sont pas écrites dans un style beaucoup moins figuré que les passages les plus fleuris du Livre des Rois. Je le répète, tout cela n’est guère qu’une habitude de langage qui ne change rien au fond des choses, et on peut juger des sentimens, des mœurs, des caractères qu’invente ou dépeint Firdousi, aussi bien que s’ils étaient exprimés à la manière européenne, en faisant seulement la part d’un certain convenu, dont il faut tenir compte ; souvent même on n’a pas à prendre ce soin : l’héroïsme et la passion introduisent, comme malgré le poète et le peuple pour lequel il écrit, une certaine simplicité dans le langage. On a pu le remarquer dans diverses citations que j’ai faites, et entre autres dans tout ce qui se rapporte au pathétique épisode de la mort de Zohak.

Ce qui appartient bien en propre à Firdousi, ce sont les réflexions religieuses et morales qu’il jette quelquefois avec un peu de profusion au travers du récit. Elles sont, en général, empreintes d’une gravité douce et d’une tristesse sérieuse. On n’entend pas sans un certain recueillement la parole désabusée d’un sage s’élever parmi la fureur des orages, le choc des populations, l’écroulement des empires.

« Ô monde ! que tu es méchant et de nature perverse ; ce que tu as élevé tu le détruis toi-même. Regarde ce qu’est devenu Feridoun, le héros qui ravit l’empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles, et à la fin il est mort, et sa place est restée vide ; il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n’a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et