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LOPE DE VÉGA.

de sa part, les assurances les plus variées et les plus expresses : je veux parler de la jouissance et de la culture d’un petit jardin contigu à sa maison.

Comme presque tous les hommes de génie, surtout les poètes et les artistes, Lope de Véga aimait la nature et tout ce qui la rappelle. La vue du ciel, des montagnes, des forêts et des champs était pour lui une source intarissable d’émotions et d’inspirations ; mais, confiné et comme prisonnier dans Madrid, il n’avait, pour lui représenter ces scènes favorites, que ce petit jardin, qui, à ce titre, lui était devenu si nécessaire et si cher. Il nous en a laissé, sous la forme d’une épître adressée à Francisco Rioja, une longue description qui n’est, d’un bout à l’autre, qu’une ironique et gracieuse fantaisie.

Il décrit d’abord les vastes tapis de fleurs, les lacs limpides couverts de barquettes façonnées en cignes, les arbres taillés en Polyphèmes, plongeant du haut des airs dans les eaux leur œil de feuillage, le platane colossal sous lequel les érudits prétendaient que le roi Rodrigue fit violence à la Cava. Puis, viennent, à la suite de bien d’autres merveilles, les statues de tous les grands hommes d’Espagne, amis ou contemporains de Lope, et auxquels celui-ci n’épargne pas les éloges. Maintenant voici en quels termes il conclut son épître, ou, si l’on veut, son énigme, et en donne le mot à son ami :

« Et toi, Francisco, toi qui connais ma pauvreté, sans doute qu’en me lisant tu vas rester tout ébahi et me demander ce que c’est que mon jardin ? Mon jardin est une fable, une pure fable, excepté ce qui concerne les éloges et les portraits ; en cela seul, j’ai parlé comme historien et sans considérer si, parmi tant d’hommes que j’ai nommés, il ne se rencontrerait pas quelques ingrats, je les ai tous décorés d’inscriptions, d’éloges et de palmes ; j’ai fait d’eux tous des Horaces et des Torquatus. Tout le surplus est fiction. Mon jardin est le plus chétif des jardins ; tout ce que l’on y trouve, ce sont une dizaine de pieds de fleurs, deux treilles, un oranger, un rosier et deux arbres habités par deux jeunes rossignols. Un réservoir de deux seaux d’eau y forme une fontaine qui s’épanche, entre deux pierres, dans un débris de vase en terre colorée. Mais la nature se contente de peu ; et mon pauvre jardin, je le préfère au fertile Hybla, à la fameuse Tempé, aux Hespérides et aux jardins suspendus. » L’expression de ce sentiment revient si souvent dans Lope de Véga, et toujours d’une manière si franche et si vive, que n’y pas faire attention serait méconnaître, ce me semble, un des traits les plus naïfs de son caractère et l’un des indices les plus sûrs comme les plus charmans de son génie.