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LOPE DE VÉGA.

susceptible d’émotions religieuses très vives, et bien décidé à remplir tous les devoirs qu’il s’était imposés en se faisant prêtre et membre de cinq ou six congrégations dévotes ; mais ces dispositions, ces tendances ascétiques, si sérieuses qu’elles fussent, Lope ne les avait qu’à un certain degré et dans certaines limites. Il lui manquait, ce semble, quelque chose de ce qui fait les saints. Il y avait, dans son cœur et dans son génie, des instincts, des besoins, des jouissances, dont le sacrifice lui était impossible, et qui tenaient au fond même de son existence. Rien ne démontre que, dans ses accès de ferveur les plus exaltés, il ait jamais eu la moindre pensée de sacrifier à Dieu certaines affections naturelles de son ame, ni ses jouissances d’imagination.

Il avait fait définitivement, et une fois pour toutes, le partage de son être entre la religion et l’homme, entre Dieu et lui. Il avait mis dans la première part tout ce qu’il dépendait de lui d’y mettre. Mais ce qu’il s’était réservé était encore immense, et aurait suffi à l’intérêt et à la plénitude de dix vies humaines : il s’était réservé la libre culture de son génie, l’exercice indépendant de son imagination, en un mot toute sa vie poétique. C’est, si je ne m’abuse, une chose remarquable que ce partage à peu près égal et constant de la vie et des facultés du même homme entre deux tâches opposées, l’une ascétique, religieuse, austère ; l’autre mondaine, poétique, dominée par les passions les plus vives. C’est quelque chose d’étrange que cette association si intime, dans le même individu, du caractère du prêtre catholique fervent, et de celui du poète dramatique populaire. Mais peut-être faut-il, pour bien juger la nouvelle position de Lope, considérer que, comme prêtre, il n’avait point ce que l’on nomme charge d’ames, et n’était attaché au service régulier d’aucune église. Il avait fait construire dans sa maison un petit oratoire bien décoré, où il disait la messe tous les jours, de grand matin. Un de ses panégyristes a noté, dans sa manière de la célébrer, une singularité à laquelle il attribue le parti pris par Lope de ne point exercer ses fonctions de prêtre en public : c’était, au dire du panégyriste, une extrême agitation, une espèce d’ébranlement nerveux avec effusion de larmes, dans lequel il avait l’air d’un homme hors de lui, et sous le coup d’une émotion supérieure à ses forces. Il est très possible, en effet, que cette susceptibilité physique désordonnée ait été pour quelque chose dans la résolution prise par Lope de ne point exercer publiquement ses fonctions de prêtre ; mais tout autorise à supposer que son principal motif, pour prendre cette résolution, fut le désir