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GABRIEL.

GABRIEL.

C’était dans mon rôle.

ASTOLPHE.

Tu l’as si bien joué, que j’ai pris le mien au sérieux, je te le répète. Tiens, Gabriel, je suis un peu fou cette nuit. Je suis sous l’empire d’une étrange illusion. Je me persuade que tu es une femme, et, quoique je sache le contraire, cette chimère s’est emparée de mon imagination comme ferait la réalité, plus peut-être ; car, sous ce costume, j’éprouve pour toi une passion enthousiaste, craintive, jalouse, chaste, comme je n’en éprouverai certainement jamais. Cette fantaisie m’a enivré toute la soirée. Pendant le souper, tous les regards étaient sur toi. Tous les hommes partageaient mon illusion, tous voulaient toucher le verre où tu avais posé tes lèvres, ramasser les feuilles de roses échappées à la guirlande qui ceint ton front. C’était un délire ! Et moi j’étais ivre d’orgueil, comme si en effet tu eusses été ma fiancée ! On dit que Benvenuto, à un souper chez Michel-Ange, conduisit son élève Ascanio, ainsi déguisé, parmi les plus belles filles de Florence, et qu’il eut toute la soirée le prix de la beauté. Il était moins beau que toi, Gabriel, j’en suis certain… Je te regardais à l’éclat des bougies, avec ta robe blanche et tes beaux bras languissans dont tu semblais honteux, et ton sourire mélancolique dont la candeur contrastait avec l’impudence mal replâtrée de toutes ces bacchantes !… J’étais ébloui ! Ô puissance de la beauté et de l’innocence ! cette orgie était devenue paisible et presque chaste ! Les femmes voulaient imiter ta réserve, les hommes étaient subjugués par un secret instinct de respect, on ne chantait plus les stances d’Arétin, aucune parole obscène n’osait plus frapper ton oreille… J’avais oublié complètement que tu n’es pas une femme… J’étais trompé tout autant que les autres. Et alors ce fat d’Antonio est venu avec son œil aviné, et ses lèvres toutes souillées encore des baisers de Faustina, te demander un baiser que, moi, je n’aurais pas osé prendre… Alors mille furies se sont allumées dans mon sein ; je l’aurais tué certainement, si on ne m’eût tenu de force, et je l’ai provoqué.… Et à présent que je suis dégrisé, tout en m’étonnant de ma folie, je sens qu’elle serait prête à renaître, si je le voyais encore auprès de toi.

GABRIEL.

Tout cela est l’effet de l’excitation du souper. La morale fait bien de réprouver ces sortes de divertissemens. Tu vois qu’ils peuvent allumer en nous des feux impurs, et dont la seule idée nous eût fait frémir de sang-froid. Ce jeu a duré trop long-temps, Astolphe ; je