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LOPE DE VÉGA.

temps maltraitée et de plus en plus menacée par sa mère, vraiment hors d’elle-même et comme entraînée par une autre volonté, se rendit précipitamment chez Lope, accompagnée de sa suivante. Elle arrive hors d’haleine, et, sans autre préambule, déclare à son amant que le moment est venu pour eux de se séparer, qu’elle ne peut plus résister aux ordres de sa mère ni au blâme de sa famille entière, et que c’est un éternel adieu qu’elle vient lui faire. Plus blessé, plus furieux encore que surpris de cette brusque annonce, Lope la prend impitoyablement à la lettre ; il accepte froidement la rupture, sans adresser un mot de consolation, de regret ou d’excuse à cette pauvre femme généreuse, qui avait tant souffert pour lui, et n’attendait sans doute que ce mot pour jurer d’être à lui jusqu’à la mort, en dépit de toutes les nécessités et de toutes les misères de la vie.

Outragé, trahi comme il croyait l’être, et ne supportant plus le séjour de Madrid, Lope résolut d’aller passer quelque temps à Séville ; mais il n’avait d’argent ni pour y aller, ni pour y vivre. Que fit-il ? C’est lui qui va nous l’apprendre. « Je courus, dit-il, chez Marfise (elle l’aimait toujours) ; je lui contai que, la nuit précédente, j’avais tué un homme, et que, pour ne pas tomber entre les mains de la justice, il me fallait m’absenter quelque temps. Marfise me donna aussitôt tout l’or qu’elle possédait, auquel elle joignit les perles de ses larmes ; et je partis pour Séville. » Je n’insiste pas sur ce trait ; c’est bien assez de l’avoir noté.

À Séville, Lope fut tout aussi tourmenté, tout aussi malheureux qu’à Madrid. Il ne trouva, comme il le dit lui-même, dans cette grande et noble ville qu’une image de l’enfer. Il n’avait point encore vu la mer ; il alla la voir à San-Lucar ; ce fut là tout ce qu’il fit de sensé dans son voyage.

Dorothée, en apprenant le brusque départ de son amant pour Séville, avait essayé de se tuer, et avait avalé une bague de diamant. Mais son désespoir fut trompé ; elle en fut quitte pour une grave maladie, à la suite de laquelle elle se vit contrainte, par les intrigues combinées de sa mère et de sa tante, à recevoir les visites d’un opulent Américain, désigné sous le nom de don Vela, et fort libéral pour les deux vieilles, en attendant que Dorothée lui permît de l’être aussi pour elle-même. Les choses en étaient là, quand Lope revint de Séville à Madrid, toujours insensé de douleur et incapable de demander à sa raison une résolution courageuse.

La première nuit qui suivit son retour, il la passa, sous les fenêtres de Dorothée, à chanter des couplets passionnés sur ses anciennes