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tant de son mieux de l’absence du mari, aspirait ouvertement à la conquête de Dorothée, qui lui permettait de rêver un avenir toujours habilement ajourné, et qui savait entretenir l’ardeur de ses désirs par de minces faveurs. J’eus avec cet incommode personnage mainte fâcheuse aventure, sans qu’il y eût de ma part arrogance ou vanité : je savais trop bien que l’homme fier, mais pauvre et sans crédit, qui ose braver un grand seigneur, finit tôt ou tard par succomber. J’aurais donc péri dans ma lutte contre le noble prétendant de Dorothée, d’autant plus sûrement que, ne le craignant pas, je ne songeais guère à l’éviter, si le roi ne m’eût délivré de lui. Il fut envoyé je ne sais où, à je ne sais quel magnifique poste, et je restai de la sorte paisible possesseur d’un trésor pour lequel j’aurais dédaigné tous ceux de Crésus. »

Là finit la partie heureuse et triomphante des amours de Lope de Véga et de Dorothée ; la suite n’est plus que douleur et misère, que mécompte et désespoir. C’est dans cette dernière partie que Lope va nous faire, avec une franchise difficile à qualifier, des aveux que personne ne lui demandait de son temps, et qui ne peuvent aujourd’hui qu’exciter notre surprise et nos regrets.

Il y avait, dans la situation respective des deux amans, quelque chose de fâcheux, qui ne pouvait guère manquer de les séparer un jour. Dorothée n’était pas riche, et Lope était pauvre. C’était un point sur lequel il ne pouvait se dispenser de faire des réflexions qui l’attristaient profondément. Dorothée y voulut mettre un terme : prenant un jour tout ce qu’elle avait d’argenterie et de bijoux, elle en remplit deux cassettes qu’elle envoya à son ami. Cela suffit pour quelque temps ; mais, ce premier sacrifice fait, les occasions d’en faire de nouveaux, de plus en plus pénibles, se multiplièrent rapidement pour Dorothée. Elle en vint au point de ne pouvoir subvenir à ses besoins les plus urgens que par des travaux qu’il lui fallut apprendre. Elle était à peine vêtue, elle, à qui la parure allait si bien, et qui, pour l’amour de Lope, aimait tant à être trouvée belle. Toute cette misère coûtait peu au cœur héroïque de Dorothée ; mais elle rejaillissait sur sa mère, qui la prenait tout autrement. La vieille femme maudissait, comme une extravagance criminelle, la passion de sa fille pour un jeune homme qui acceptait lâchement d’elle des sacrifices dont il n’était pas digne. Honteux de ces sacrifices, Lope pleurait et se désolait ; mais il ne faisait rien pour les épargner à son amie.

Les choses en étaient là, lorsqu’un jour Dorothée, depuis long-