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Phorkyas, pour achever de jeter le trouble dans la raison d’Hélène, embrouille ici à dessein le tissu de l’histoire avec les fils merveilleux de la légende antique, et confond tout, la fantaisie des poètes et la réalité de la fable, qui est la seule réalité où s’appuie Hélène[1]. Le chœur indigné commande le silence à Phorkyas.


Le Chœur. — Tais-toi, tais-toi, jalouse calomniatrice à la bouche hideuse ! que peut-il sortir de ce gouffre béant ?

Le méchant qui paraît bon, la rage du loup sous la toison de la brebis, m’effraient plus que la fureur du chien à trois têtes. Nous demeurons inquiètes, et nous demandons quand, comment, et d’où nous est venu ce monstre d’horreurs qui veille dans les ténèbres.

Car maintenant au lieu de nous consoler, et de répandre à flots sur nous le léthé d’une parole de miel, tu fouilles dans le passé cherchant le mal plus que le bien, et l’éclat du présent s’obscurcit en même temps que la lumière tremblottante de l’espérance.

Tais-toi, tais-toi ! que l’ame de la reine, prête à s’enfuir, demeure encore, et conserve la plus belle des formes que le soleil ait jamais éclairées.

(Hélène reprend ses sens et se relève dans le groupe.)

Phorkyas. — Sors des vapeurs légères, soleil splendide de ce jour qui, voilé, nous ravissait déjà, et maintenant règne dans ta gloire éblouissante. Tu nous sembles belle comme le monde qui se réfléchit dans tes yeux. Elles ont beau m’appeler la Laideur ; cependant je connais la beauté.

    du royaume des ombres, et vint surprendre Hélène dans son sommeil. Euphorion naquit des ineffables voluptés de cette scène, que la mythologie place dans les îles des Bienheureux, νησοὶ μακάρων.

  1. C’est dans la version d’Hérodote qu’il faut chercher la clé de ce labyrinthe où l’héroïne de Goethe s’égare sur les pas de Phorkyas. Hélène, dans sa fuite avec Pâris, est poussée sur la côte d’Orient ; le roi d’Égypte Protée, instruit par ses serviteurs du nom et du rang de ses hôtes, s’empare aussitôt d’Hélène et de ses trésors, et donne l’ordre à Pâris de quitter ses états. Cependant, à cette nouvelle, Ménélas, qui court le monde à la poursuite de son épouse ravie, se hâte de faire voile vers l’Égypte ; mais, avant qu’il n’arrive, le roi Protée meurt, et son fils, à son tour, obsède la malheureuse Hélène si cruellement, qu’elle sort du palais et se réfugie au tombeau de l’ancien roi. Là, elle passe ses jours dans la tristesse et dans les larmes, et la parole de Mercure, qui lui promet qu’elle reverra son époux et sa patrie, l’aide à peine à supporter l’existence. Enfin, Ménélas aborde au moment où, penchée sur le tombeau, elle invoque l’esprit de son protecteur. Les deux époux se reconnaissent, volent dans les bras l’un de l’autre ; le roi d’Égypte les laisse libres, et tous les deux retournent à Sparte. (Hérodote, Euterpe, liv. XI.) Or, c’est cette fable qu’on ne peut en aucune façon rattacher au mythe accepté de l’enlèvement d’Hélène qui donne lieu à la légende de sa double présence. Hélène est tellement troublée par l’apparition de Phorkyas et ses invectives, que sa raison s’égare. Ses souvenirs se croisent, elle commence par se croire une autre qu’elle-même, l’Hélène égyptienne peut-être, et finit par douter de sa propre existence.