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toire. Rustem vit aussi long-temps que Djemschid ; il est le contemporain d’une foule de rois et survit à tous. Rustem est sans doute le représentant d’une dynastie indépendante, établie dans le Seistan. L’unité du Livre des Rois, c’est donc l’unité même de la tradition persane. Il existe dans notre littérature du moyen-âge un ouvrage dont la composition offre quelque rapport avec celle du Schah-Nameh ; c’est le roman de Brut qui contient toute la série fabuleuse des rois bretons, depuis Brut, fils d’Hector, jusqu’à la fin de la nationalité bretonne.

Ce long poème a été versifié par Wace d’après un original latin, comme le Livre des Rois a été écrit par Firdousi d’après un texte pehlwi. Il contient de même toute l’histoire légendaire d’un peuple. Hâtons-nous de dire que là se borne la ressemblance. À part l’incommensurable distance qui sépare un poète, objet de la vénération des siècles, et un humble rimeur qui n’est lu que par les curieux, les récits puisés par Wace dans la chronique de Geoffroi de Monmouth offrent en général des fables forgées à plaisir ou nées de l’altération qu’a fait subir à l’histoire mal connue une érudition ignorante. La base de Firdousi, c’est la tradition vivante et populaire. Il y a entre les originaux, aussi bien qu’entre les auteurs, toute la différence qui sépare un pédant d’un poète. J’aimerais mieux rapprocher du Livre des Rois ce que devait être le poème de Rome par Ennius, et ce qu’aurait été celui de Virgile, s’il eût traité ce sujet comme il en avait conçu, dit-on, la pensée dans sa jeunesse.

Un fait prouve la popularité de la tradition qui sert de base au poème de Firdousi, et la célébrité de ce poème lui-même, c’est qu’un grand nombre de lieux présentent aujourd’hui de prétendues traces des personnages et des évènemens dont il est fait mention dans le Livre des Rois. On croit voir encore Zohak suspendu aux rochers du Mazenderan, et les ruines de Persépolis s’appellent le trône de Djemschid. Mais c’est Rustem qui, plus que tout autre personnage, a attaché des souvenirs et un nom à de nombreuses localités : de même qu’on montre dans les Pyrénées la brèche de Roland, de même qu’au moyen-âge on appelait le golfe de Gascogne la mer de Roland, et grotte de Roland une caverne de l’Etna, de même dans le Mazenderan on nomme un tertre surmonté de quelques ruines le Trône de Rustem[1]. Dans cette province où il accomplit une expédition célébrée par Firdousi, trois cents villages portent son nom[2]. On y a même placé,

  1. Ritter, Géographie, t. VIII, pag. 527,
  2. Ibid., pag. 181.