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LES VICTIMES DE BOILEAU.

force réelle, dans laquelle il a consumé sa vie plus noblement que beaucoup d’autres. Elle marque un mouvement curieux dans l’histoire des opinions et des idées en France. Prosateur excellent, poète incomplet, victime de Garasse, flétri deux fois par le parlement, et deux fois marqué du fer rouge de Boileau, il était de l’équité morale de réduire à leur valeur réelle les fautes d’un homme qui a eu pour ennemis toutes les puissances à la fois : la populace, le roi, l’église, l’envie, Balzac pendant sa vie, et Boileau après sa mort. Il était de l’équité littéraire de relever comme prosateur, en le rabaissant comme poète, un écrivain qui, sur les limites du grand règne, osa recueillir la tradition et l’héritage de Montaigne et de d’Aubigné. Il était de l’équité historique d’assigner son rang dans les annales philosophiques à ce spirituel et hardi prédécesseur de Gassendi, à ce précurseur imprudent de Voltaire et de Lamétrie.

Supposez que le hasard eût reculé de cent cinquante ans la naissance de Théophile. Il eût occupé près de Diderot, Jean-Jacques et d’Alembert, je ne sais quelle place brillante et remarquée. Diderot n’avait pas plus de verve, ni Jean-Jacques plus d’orgueilleux courage, ni d’Alembert plus de netteté et de trait.

La fatalité d’une date, au lieu de ranger Théophile de Viau parmi les vainqueurs, le rejeta parmi les martyrs.


Philarète Chasles.