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se tenant plus sur ses jambes avinées, écrit à ses amis, en latin et en français, qu’ils viennent le tirer d’affaire. On invite le pédant à dîner ; il fait beaucoup de cérémonies. Ici Théophile n’est pas moins comique ; Molière aurait copié la scène sans se déshonorer. — « Allons donc, monsieur. Monsieur, je n’ay garde, ce sera après vous. Jésus, monsieur, que dites-vous ? J’aimerois mieux mourir ! Monsieur, je ne saurois pas vous répartir, mais je sçaurois bien me tenir icy tout aujourd’huy. Monsieur, je ne saix pas beaucoup de civilité, mais je ne l’ignore pas jusqu’à ce point-là. Monsieur, en un mot, je veux être obéi céant ; le charbonnier fut maistre de son logis ! » — J’estois un peu à part baissant de veue de honte, et haussant les espaules en me mocquant et en souffrant beaucoup de leurs honnestetés fort à contre temps ; à la fin, voyant que cela tiroit de long et que les viandes se gastoient, je fis signe à l’autre qu’il se laissât vaincre ; il defféra cela à mon impatience, et passant le premier, ne se peut empescher de dire encore : « Monsieur, j’aime mieux estre sot qu’importun, puisqu’il vous plaist que je faille, je mérite que vous me pardonniez. » Je passai aussi à la faveur de ses complimens, et d’abord que je fus dans la chambre, je quittay mon manteau, et me fis donner à laver auprès du buffet pour éviter la cérémonie et par là les obliger à n’en point faire ; ce qui réussit. »

Boileau, qui professait une si juste horreur pour les fausses peintures et le coloris fade des romans alors à la mode, aurait dû traiter moins durement le bon sens fin et l’excellent goût dont Théophile fait preuve. Je multiplierais les citations d’une manière fastidieuse, si je voulais rapporter tous les passages à la fois pittoresques, sensés, plaisans, qui animent ce peu de pages ; tableau complet, vrai tableau de mœurs vivantes, bien écrit, bien composé, sobrement coloré, plein de détails sans prodigalité, et de piquante ironie sans excès satirique ; si, tout auprès de ce cadre flamand je montrais l’argumentation serrée et puissante de ses Apologies, et plus loin la forte verve de logique, d’ironie, d’indignation et de pitié que déploie sa vigoureuse défense contre Garasse.


Je ne veux pas, comme M. de Scudéry, relever l’autel de Théophile. Son influence de penseur et de philosophe a été passagère, et je la crois nuisible. Son action sur la poésie n’a pas eu de durée ; elle n’a pas laissé de monument. Son talent d’écrivain en prose s’est enseveli dans la lutte oubliée qu’il a soutenue si ardemment contre l’église et le peuple. Ne dédaignons pas trop cette dépense d’une