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LES VICTIMES DE BOILEAU.

« J’estois entre les deux, et ne suis pas des plus foibles à la desbauche ; mais je n’aime que celle où je ne suis pas contraint. Tous ces messieurs des Pays-Bas ont tant de règles et de cérémonies pour s’ennuyer, que la discipline m’en rebute autant que l’excès : je me laisse facilement aller à mon appétit ; mais les semonces d’autruy ne me persuadent guères, et le mal est qu’une fois engagé à la table, le vin pipe insensiblement, et ces altérations du corps vous mettent l’esprit hors de gamme, si bien que les résolutions qu’on faisoit de se retenir de boire s’oublient en buvant, et chacun se pique d’abattre son compagnon. Ces débordemens font un grand changement et un grand tumulte en nostre disposition, bien qu’ils ne soient pas si dangereux à la santé qu’on le croit. »

L’orgie de la taverne, et les diverses humeurs des Allemands, des Italiens, des Français, sont assurément fort bien saisies. Théophile continue de même. L’intérieur d’une maison bourgeoise, une rue que le saint-sacrement traverse, l’attitude du peuple, celle des dévots, celle des prêtres, sont exprimées avec une remarquable précision. Les amis de Sidias l’ayant laissé occupé à boire avec les Allemands, vont dîner en ville : ils sont à table quand on leur apporte « une lettre de lui, datée du cabaret, moitié latin, moitié françois, comme tous ses discours, et voici ce que c’estoit : « A quo me vobis, socii charissimi, misera mea, sors eripuit, ingressus sum periculosissimum mare atque ideo quæso vos… messieurs, mes bons amis, je vous prie de prier Dieu qu’il luy plaise avoir pitié de mon ame ; car je vois bien que nous sommes tous perdus ; jam mihi cernuntur trepidis delubra moveri sedibus, adeo una Eurusque Notusque ruunt, et jam exonerata navis, et quidquid vestium et mercium fuit in mare projectum, vix nudos nos fere sustinet. — Il me souvint que nous l’avions laissé en train de boire, et je demandai au laquais en quelle posture il l’avoit trouvé ; se retenant par respect de nous le dire, il nous fit assez connoistre que ce pédant estoit en désordre. Clitiphon le presse ; le garçon nous apprend ingénuement qu’ils étoient quatre ou cinq qui croyoient aller faire naufrage, comme s’ils eussent été dans un navire bien en péril : ils jetoient les meubles de la maison par la fenêtre, croyant que c’estoit de la marchandise du vaisseau qu’il falloit jeter dans la mer ; et, parmy cette épouvante, ils ne laissoient pas de boire par intervalle, de se coucher. »

C’est une invention gaie et vraie, fidèle aux mœurs du temps, et très agréablement mise en scène, que la lettre bariolée du savant en us, qui, retenu au cabaret, croit périr dans un naufrage, et qui, ne