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LES VICTIMES DE BOILEAU.

le croyait chef de secte. » Pendant que le vulgaire commentait ces niaiseries, les dévots fulminaient, le Parnasse satirique à la main ; et les gens graves raisonnaient sur le danger des doctrines professées par Théophile. Balzac, déjà célèbre et brouillé avec lui, n’était pas le dernier à répandre ces rumeurs et à leur prêter l’autorité d’une parole pompeusement perfide. Lui aussi (et c’est une des grandes lâchetés de sa vie), il exagéra les torts du poète, le représenta comme un « Mahomet nouveau, troublant la paix des consciences, renversant les faibles esprits et menaçant l’église. » C’était le pousser au bûcher. Théophile n’attendit pas qu’on l’y jetât. Il se cacha, tantôt chez Lhuillier, tantôt chez Vallée ou Saint-Pavin. « Je suis une chouette, dit-il ; je ne vis et ne marche plus le jour. Me voici maintenant chez Lhuillier ; j’y attends le retour de la nuit qui me conduira chez un autre[1] ! » Bientôt l’accusation fut régulièrement formulée et portée devant le parlement : « De Viau corrompait la jeunesse, publiait des vers obscènes, renversait la religion, et ses mœurs étaient impures. » Il y avait trop de lumières chez les membres du parlement pour qu’ils ajoutassent une foi aveugle à ces discours ; ils reculèrent long-temps devant ce procès ridicule, et le jésuite Raynauld, pour se moquer de leurs lenteurs, les appela en ricanant : serò sapientes Phryges. Mais le bruit populaire grossissait ; il fallut commencer les poursuites. Alors les amis de Viau l’abandonnèrent ; ce n’étaient pas des héros, les idées de volupté et de bien-être personnel qu’il avait répandues n’encouragent guère l’héroïsme ; Vallée lui-même, son cher Desbarreaux, le reniaient, et il s’en plaint amèrement : « Deseruisti exulem et advers$ae « fortunæ meæ ludibrio absentiam quoque tuam adjecisti, neque pateris injuriam meam modo, sed auges vehementer. » Le duc de Liancourt et Lhuillier le protégèrent quelque temps ; à la fin, ils eurent peur. Lui-même s’ennuya de sa vie nocturne ; les archers étaient à ses trousses, et il craignait que l’on n’introduisit des espions auprès de lui : — « Vous prétendez me voir, écrivait-il à une personne qui désirait le connaître, en un temps où le soleil même n’a pas cette liberté. Une réputation de bon esprit, qui fait aujourd’hui tant promener mon nom par les rues, contraint ma personne de se cacher, et ce qui devrait me donner de la seureté ne me laisse jamais sans péril. » Il crut alors se sauver en abjurant le calvinisme entre les mains du père Séguirand ; il demanda la suppression juridique du livre obscène

  1. « Nunc latitare cogor, noctua sum ; hodiè apud Lulerium expecto noctem quæ me ducat ad alium. »