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LES VICTIMES DE BOILEAU.

et le brillant gascon payait un peu cher l’honneur d’être à la mode, de plaire aux seigneurs et de représenter à lui seul tout le bel-esprit de la cour.

Il n’avait ni le tact littéraire de Malherbe, ni l’inspiration inégale de Saint-Amant, ni le sentiment élégiaque de Racan, ni la fécondité intarissable de Hardy : c’était une intelligence vive et prompte, un coup d’œil observateur et fin, un jet de saillie toute gasconne par son ardeur et son impromptu ; c’étaient aussi une justesse de raisonnement et une vigueur d’argumentation rarement égalées ; enfin, un goût délicat pour la rapidité et la concision des tours. Il réunissait les qualités qui font l’excellent prosateur, et dont le grand poète se passe. Je me hâte de le dire, il n’était pas poète ; il se fit poète. Le bruit de l’orage, les ardeurs des passions, le bleu du ciel, le fracas des batailles, le roulis de la mer, tous les spectacles et toutes les émotions, qui font de l’ame un grand miroir de poésie, ne se reflétaient pas chez cet homme si spirituel et si admiré ; il rapprochait les idées, ajustait les mots, agençait les rimes, et quelquefois les faisait reluire d’une saillie énergique et imprévue ; amoureux surtout de la fermeté dans la forme, du trait lancé habilement, de l’arrêt prompt et net, dont parle Montaigne, d’une strophe qui tombe bien, et d’un quatrain qui se grave dans la mémoire. Raisonneur en vers, il commence la série des poètes sans poésie, qui font des odes sur une question de jurisprudence ou de morale, et qui, depuis Lamothe Houdart jusqu’à Marie-Joseph Chénier, ont trompé l’intelligence française, toujours charmée de la rectitude, et armée pour la discussion. Sa vraie place ne lui a pas été assignée : il continue Montaigne, il annonce Pascal. Je le prouverai.

Entre la prose de la satyre Ménippée et celle des Provinciales, c’est la prose de Théophile qui conserve, avec la plus énergique franchise, le souffle naïf du génie gaulois, si facile et si ferme, excellent pour la polémique, inimitable dans la raillerie. Ajoutez, je vous prie, le nom de Saint-Amant à la liste des poètes incomplets et puissans qui ont aidé le progrès de notre civilisation littéraire ; placez aussi Théophile de Viau, ce nom oublié, parmi les habiles et les éloquens artistes de notre prose. Balzac a plus de pompe, et Voiture plus de mignardise ; l’un et l’autre ont moins de bon sens ; ils écrivent moins nettement, moins franchement, moins vivement, moins en gens du monde. Rabelais, Calvin, Montaigne, Du Bellay, la satyre Ménippée, D’Aubigné, Théophile, Balzac, Voiture, Pascal et Bossuet, telle est la filiation de nos prosateurs, entre les années 1500 et 1650.